Quoi de neuf ?

Entretien avec Jean-Pierre Corbeil

May 26, 2022 Season 3 Episode 8
Quoi de neuf ?
Entretien avec Jean-Pierre Corbeil
Show Notes Transcript

Dans cet épisode, Monica Heller, membre du CREFO, rencontre Jean-Pierre Corbeil,  est  chargé  de  cours  en  démolinguistique  et  étude  des  dynamiques  linguistiques  à l’Université de Montréal.

Jean-Pierre  Corbeil a  été  directeur  adjoint  à  la  Division  de  la  diversité  et  de  la  statistique socioculturelle  de  Statistique  Canada.  Il  y  a  également  dirigé  le  Centre  de  la  statistique ethnoculturelle, langue et immigration. Après avoir obtenu un baccalauréat et une maîtrise de l’Université McGill, il a obtenu un doctorat en sociologie de l’Université de Montréal ayant pour thème l’analyse sociologique des attitudes discriminatoires et des comportements racistes. Il travaille  dans  le  domaine  de  la  démolinguistique  et  étudie  la  situation  linguistique  au  Canada depuis près de 25 ans, période durant laquelle il a publié plus d’une cinquantaine d’articles, de rapports et d’autres documents analytiques sur le sujet, en plus de compter à son actif plus d’une centaine de communications scientifiques dans divers colloques et forums.

Joey [00:00:00] Dans cet épisode, Monica Heller, membre du CREFO, rencontre Jean-Pierre Corbeil, ancien directeur adjoint chez Statistique Canada. 

Jean-Pierre [00:00:08] La discipline démolinguistique, son principal champ d'étude, c'était de suivre l'évolution des groupes linguistiques. Et un groupe linguistique se définissait comment? Par la langue maternelle. 

Joey [00:00:19] Bienvenue à Quoi de neuf!

Monica [00:00:36] J'ai le plaisir aujourd'hui d'accueillir Jean-Pierre Corbeil. Moi, je m'appelle Monica Heller, je suis membre du CREFO. Jean-Pierre, c'est un collègue avec qui je discute depuis très longtemps sur des questions de comment on mesure la vitalité linguistique et les changements linguistiques au Canada. Il a été directeur adjoint à la Division de la diversité et de la statistique socioculturelle de Statistique Canada. Il y a également dirigé le Centre de la statistique interculturelle, langues et migration et monsieur Corbeil a notamment été responsable du programme de la statistique linguistique de Statistique Canada et du contenu linguistique du recensement canadien. C'est avec ce chapeau-là que je l'ai croisé la plupart du temps. Monsieur Corbeil travaille dans le domaine de la démolinguistique qui étudie la situation linguistique au Canada depuis près de 25 ans, période durant laquelle il a publié plus d'une cinquantaine d'articles, de rapports et d'autres documents analytiques sur le sujet. En plus de compter à son actif plus d'une centaine de communications scientifiques dans divers colloques et forums. Remarquons un de ses articles les plus récents, publié l'année dernière dans la revue Universités urbaines et intitulé Catégories et frontières : le recensement et la construction sociale, politique et scientifique des groupes ethnolinguistiques au Canada. Ce sera d'ailleurs le thème central de la conversation. Monsieur Corbeil est actuellement professeur associé au Département de sociologie de l'Université Laval à Québec. Il est membre du comité scientifique de l'Organisation internationale de la Francophonie, dont le siège social est à Paris. Il est chargé de cours en démolinguistique et étude des dynamiques linguistiques à l'Université de Montréal. Outre l'étude des dynamiques linguistiques, ses champs d'intérêt comprennent notamment l'immigration, le pluralisme interculturel ainsi que les catégorisations et les représentations sociales en matière de rapports intergroupes et interlinguistiques. Alors, Jean-Pierre, il est bien connu que le recensement du Canada comprend plus de questions sur les langues que n'importe quel autre recensement à travers le monde. En même temps, ces questions ont beaucoup évolué depuis leur introduction en 1901. Pourrais-tu nous expliquer un peu pourquoi ce thème a autant d'importance au sein du recensement canadien depuis si longtemps?

Jean-Pierre [00:02:58] D'abord, bonjour Monica. Clairement, je pense que la présence des questions ou la présence d'un si grand nombre de questions sur la langue dans le recensement, d'une certaine façon, ça témoigne du fait que la langue, sous différents aspects, est un indicateur de la nationalité au moment de son insertion dans le recensement et définitivement un important symbole identitaire. Il faut bien comprendre qu'au moment de l'introduction de ces questions-là, donc en fait, c'était le premier recensement en 1901, après la Confédération. Donc il y a eu un premier recensement en 1871, donc suivant l'adoption de la Confédération canadienne. Mais on ne posait aucune question sur la langue, même si, à cette époque-là, 61 % de la population du pays était d'origine...originaire des îles Britanniques et environ 31 % étaient d'origine française. Et malgré cette situation-là, le français et l'anglais n'étaient pas considérés comme des langues officielles du pays. Et essentiellement, on ne posait pas de questions sur la langue parce que on s'intéressait essentiellement à l'origine ethnique et donc la dimension linguistique n'était pas nécessairement considérée. Or, la première fois qu'on a posé cette question-là, l'objectif était un peu de dénombrer les Canadiens français au pays et avec différentes...après différentes tentatives, il y a eu des succès et des échecs. Mais malgré cela, on considérait souvent que les questions linguistiques n'arrivaient pas, dans le fond, à fournir un portrait adéquat de la population de langue française ou disons d'origine française au pays. Donc, pendant près de 40 ans, jusqu'au recensement de 1961, on n’a à peu près pas considéré ou examiné les questions d'ordre linguistique. 

Monica [00:05:05] Je peux te poser une question là-dessus? Est-ce que c'est parce qu'à l'origine, disons 1861, donc quatre ans après la Confédération, on supposait que si on savait c'était quoi l'origine, on pouvait supposer c'était quoi la langue? Ou est-ce que c'était juste que la question de la langue c'était pas du tout ça que les gens trouvaient important. 

Jean-Pierre [00:05:25] En fait, il faut bien comprendre que le recensement canadien n'évoluait pas en silo, c'est-à-dire que l'influence qu'a vécu le recensement canadien provenait beaucoup, par exemple, de l'Angleterre ou des États-Unis. Il y avait aussi, à la fin du XIXᵉ siècle, un peu le développement d'une...d'une science du langage. Et on commençait à cette époque-là, vers la fin du XIXᵉ siècle, à considérer la langue comme un symbole identitaire, mais un marqueur de la nationalité. Donc c'était essentiellement on disait écoutez, on ne pose pas encore de questions parce que, à l'époque, il faut bien comprendre qu'à la fin du XIXᵉ siècle, on ne parlait pas de groupe linguistique, mais on parlait de races, on parlait de races francophones, de races anglophones. Et c'était de cette façon-là qu'on parlait de culture, d'une certaine façon. Mais c'était la dimension ethnique, voire même raciale, qui était prise en considération. D'où, par exemple, les directives qui étaient données aux agents recenseurs lors du premier recensement où on demandait aux gens d'indiquer directement leur langue maternelle et la langue maternelle était, et je cite la consigne aux agents recenseurs « la langue maternelle est la langue de sa race », donc pas nécessairement la langue dans laquelle on est plus à l'aise pour communiquer ou qu'on maîtrise le mieux, mais bien associée à une dimension culturelle, raciale, ethnique. Et progressivement, évidemment, étant donné l'arrivée de beaucoup d'immigrants au pays, il y avait une préoccupation de...il fallait s'assurer que les immigrants soient en mesure de maîtriser à tout le moins l'anglais et presque de façon accessoire le français. Et même pour ce qui est des Canadiens français, on disait écoutez le marché du travail, le marché de l'emploi, la finance, etc tout se passe en anglais, donc il fallait s'assurer que les Canadiens français soient en mesure de maîtriser l'anglais d'où la raison pour laquelle on posait une question sur cette personne peut-elle parler le français, peut-elle parler l'anglais? Donc c'était un peu une des raisons qui avaient motivé à l'origine, si on peut dire, l'instauration de ces questions-là dans le recensement. Mais ce qui est assez intéressant, c'est que, au fur et à mesure que disons que le XXᵉ siècle se développait et évoluait, il y a eu des facteurs qui ont fait en sorte qu'il y a certains chercheurs qui ont commencé à s'intéresser aux questions linguistiques. Mais c'est surtout les débats et les considérations politiques qui ont progressivement amené une focalisation ou un déplacement de l'accent de l'origine ethnique vers la langue. Et tout ça s'est passé durant les années 60. Je ne sais pas si, si tu veux que je commence à développer cet élément-là, mais clairement, il faut bien comprendre, je mentionnais tout à l'heure que c'est quand même assez fascinant de réaliser que la Confédération canadienne qui a été adoptée en 1867, il faut compter 100 ans, donc un siècle avant qu'il y ait une loi sur les langues officielles au Canada, ce qui est quand même assez fascinant comme situation. Et évidemment, la focalisation vers les questions linguistiques, tout ça a découlé, entre autres, de grandes commissions, dont celle de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, appelée la Commission Laurendeau-Dunton. Et ça a été aussi le tremplin pour la création d'une discipline scientifique qui s'appelle la démolinguistique. Donc, par les demandes de la Commission Laurendeau-Dunton, il y a eu une mobilisation de chercheurs et d'utilisation des données du recensement et de façon intéressante sur l'origine ethnique en 1961, pour en fait présenter les enjeux auxquels étaient confrontés les francophones au pays. 

Monica [00:09:47] Donc, 1901, on a l'introduction de la première question... 

Jean-Pierre [00:09:51] On avait trois questions, c'est-à-dire la langue maternelle et la connaissance du français et de l'anglais. 

Monica [00:09:56] Et ce sont ces trois questions qui demeurent, comme les trois questions jusque... 

Jean-Pierre [00:10:01] Jusqu'à en fait au moment où la Commission Laurendeau-Dunton dit écoutez la question sur la langue maternelle, c'est une information qui est en retard d'une génération dans la mesure où on a la langue à l'origine, donc la première langue apprise. Mais on n'a aucune information sur la langue qui est communément parlée au moment où on tient un recensement. Et une des suggestions des commissaires de la commission Laurendeau-Dunton était de dire il faudrait poser une question dans le prochain recensement sur la langue principale des Canadiens. Et là, il faut vous imaginer l'enjeu, qu'est-ce que c'est la langue principale à la maison, au travail? Et donc, c'est là qu'il y a eu cette apparition en 1971, pour la première fois, d'une question sur la langue parlée le plus souvent à la maison. 

Monica [00:10:53] D'accord. Alors avant de revenir parce que j'aimerais parler...j'ai des questions sur pourquoi à la maison, mais avant d'arriver là, est-ce que c'est ce souci de savoir ou de dire ben il y a des choses qui se passent d'une génération après l'autre, est-ce que c'était plus par un souci de compréhension sur ce qui se passe avec les immigrés qui continuent évidemment tout au long du XXᵉ siècle à arriver sur la période autour de la deuxième guerre mondiale? Ou est-ce que c'est un souci par rapport à la situation, notamment des francophones en tant que minorités au Canada et le maintien du français ou les deux? Qu'est-ce qui motive? Quel est l'intérêt politique qui motive? 

Jean-Pierre [00:11:39] Et donc ma réponse serait les deux. En fait, ce qu'il faut bien comprendre, c'est que lors de l'introduction de la première question en 1901, c'était jusqu'en 1971 où c'était le premier recensement par auto-dénombrement, c'est-à-dire les gens recevaient un questionnaire, ils y répondaient eux-mêmes. Mais durant tous les recensements précédents, c'était un agent, une agente recenseur qui se présentait aux ménages. Et souvent, c'était la perspective paternelle donc du père, du chef de famille qui était pris en considération. Et même là, on ne reconnaissait pas les identités multiples, la présence de plusieurs langues, c'était...donc il y avait cet enjeu-là. Mais à partir de 1941, on n'a plus utilisé le terme langue maternelle mais on a parlé de la première langue, de la langue apprise en premier lieu dans l'enfance et encore comprise. Or ce qui se passait c'est que les chercheurs se sont dit donc cela veut dire qu'il y aurait des gens qui seraient d'une origine française par exemple, mais qui ne comprendraient plus le français. Et donc il y a un certain nombre de chercheurs qui ont commencé à utiliser, à croiser les données sur l'origine ethnique et sur la langue maternelle. Et c'était pour eux une façon de parler de l'assimilation ou d'étudier l'assimilation. Parce que, faute d'avoir une question sur la langue parlée au moment du recensement, on croisait ces données-là et il y avait des préoccupations qui étaient croissance, le chercheur Arès, par exemple, qui a été à la tête de la revue Relations, qui était un jésuite du Manitoba, s'est beaucoup, beaucoup intéressée aux données du recensement de 1941-1951 et même par la suite de 1961. Et lui, dans ses publications, disait « écoutez, il y a péril en la demeure, il y a une anglicisation importante qui se produit au Canada à destination des francophones ». 

Monica [00:13:43] Mais justement ma question c'est un peu est-ce qu'on est devant la poule et l'œuf. Est-ce qu'il y avait un souci qui a fait que ou il faudrait qu'on aille voir, il faut qu'on introduise des questions qui nous permettraient de voir s'il y a péril dans la demeure ou bien est-ce que c'était une autre raison pour inclure cette question, et ayant inclus cette question, là on peut commencer à dire oh on peut croiser les données et on peut utiliser ça comme indice d'assimilation. 

Jean-Pierre [00:14:11] Ce qu'il faut bien comprendre, c'est qu'il y a eu, à plusieurs reprises au XXᵉ siècle, les fameux États généraux du Canada français. Et dès le début du XXᵉ siècle, on avait une préoccupation qui n'était pas nécessairement sur, disons, le déclin de la population de langue française ou d'origine française. Mais on se préoccupait beaucoup de la situation du français, de la qualité du français. Mais progressivement, on en est venu à se poser des questions sur...parce qu'il faut bien comprendre que le taux de natalité, le taux de fécondité de la population d'origine française était quand même très forte. Et même si l'immigration alimentait très peu cette population-là comparativement à la population disons de langue anglaise au Canada, on était conscient que cette population se maintenait, son poids démographique se maintenait, donc il n’y avait pas cette préoccupation peut-être qu'on connaît aujourd'hui alors qu'à partir des années 60, le taux de fécondité des femmes canadiennes françaises s'est mis à baisser de façon vraiment soutenue. Et alors on s'est mis à se préoccuper sur le fait que l'immigration qui s'orientait principalement vers la population de langue anglaise, donc qui tendait à adopter l'anglais de façon majoritaire était en train de créer un déséquilibre démolinguistique et ça, ça venait alimenter les préoccupations non seulement des chercheurs, mais notamment de la fameuse commission Laurendeau-Dunton et même au Québec, la fameuse commission Gendron entre 1968 et 1972, où on était très, très préoccupé concernant le déclin du français, l'omniprésence et la domination de l'anglais sur le marché du travail au Québec. Et donc toutes ces données, même si le Québec recueillait plusieurs informations, notamment sur le milieu du travail, sur le monde du travail, il faut bien comprendre que le recensement, progressivement, est venu alimenter les discussions. Il y a eu tellement de recherches sur l'assimilation, sur l'anglicisation en particulier à partir du moment où une question sur la langue parlée le plus souvent à la maison est apparue dans le recensement et là, il y a eu vraiment une recrudescence ou un accroissement absolument phénoménal du nombre de recherches qui témoignaient d'une certaine façon du recul du français au Canada. 

Monica [00:16:45] Tu parlais tantôt du fait que...évidemment, le recensement canadien n'est pas le seul recensement sur la planète. Il y a eu des discussions internationales sur les questions sur la langue d'ailleurs déjà en Europe, au milieu du XIXᵉ siècle. Donc, où est-ce que la discussion canadienne se trouve? Est-ce qu'il y a une discussion internationale, est-ce que l'évolution de la situation au Canada, le développement de la discipline de la démolinguistique, est-ce que c'est un cas un peu spécial ou est-ce qu'on est dans des phénomènes plus élargis? 

Jean-Pierre [00:17:23] C'est un cas, je dirais, assez unique, vraiment unique dans la mesure où oui, il y a plusieurs recensements sur la planète qui vont poser une ou deux questions dans le recensement. Mais étant donné que de plus en plus de recensements maintenant s'orientent plus vers ce qu'on pourrait appeler, dans le fond, des fichiers sur l'ensemble de la population, c'est-à-dire carrément un dénombrement de la population sans nécessairement vouloir étudier toutes les caractéristiques socio-culturelles, socio-économiques de la population. On a tendance à s'orienter davantage vers des enquêtes particulières plutôt qu'un recensement. Et de plus en plus le pays adopte des registres de la population d'une certaine façon. Le Canada a eu cet examen-là. Par exemple, au cours des dernières dix, quinze années, il y a eu beaucoup de discussions avec des agences statistiques d'un peu partout dans le monde pour essayer de comprendre quelles étaient maintenant les nouvelles perspectives en matière de collecte d'informations sur l'ensemble de la population. Mais il faut bien comprendre que c'est une chose de développer un registre de la population et on va y venir. Au Canada, on fait face à un certain nombre de défis importants et il y a une espèce de champ de force dynamique qui existe au Canada et qui fait en sorte que le jour où on va décider maintenant d'enlever les questions du recensement, on a besoin, je dis souvent, on a besoin de se lever tôt parce que il y a une résistance extrêmement grande, puisqu'on considère que le recensement est un outil absolument vital pour permettre aux différentes communautés linguistiques au pays de pouvoir se développer, de faire face aux enjeux de pérennité, de vitalité, de décroissance, etc. 

Monica [00:19:30] Ce que le format registre ne permet pas ou est-ce qu'il y a aussi une résistance à ça? 

Jean-Pierre [00:19:36] Je pense qu'il y a...la réponse, ça serait les deux. C'est-à-dire qu'il y a à la fois une résistance à un changement mais un registre n'a pas, n'offre pas la même flexibilité, par exemple, que ce que permet un recensement. Cela dit, on en discutera plus tard, il n'y a pas que le recensement par lequel on recueille des questions linguistiques. Il y a différents outils maintenant qui sont disponibles et les avancées technologiques novatrices en matière de collecte et de diffusion de l'information permettent maintenant d'entrevoir de nouvelles possibilités, autre que celle du recensement. Mais je pense que, peut-être juste pour terminer sur ce point, ce qu'il faut bien mentionner lorsqu'on dit que le cas du Canada est vraiment unique, je me souviens que l'ancien commissaire aux langues officielles, Graham Fraser disait que, d'une certaine façon, la langue est au Canada ce que la race est aux États-Unis et ce que la classe est au Royaume-Uni. Donc ça fait tellement partie de l'ADN, d'une certaine façon politique de...et même législatif du Canada et c'est une composante à ce point majeure de son identité. Et ça explique pourquoi, puis on va y venir, pourquoi à partir de...pendant de 1971 à 1991, on est toujours resté avec les fameuses quatre questions où en fait maintenant...avant en 1911 on disait une question connaissez-vous le français? Connaissez-vous l'anglais? Maintenant, on a modifié cette question et dans quelle langue cette personne est-elle capable de soutenir une conversation : français seulement, anglais seulement, français et anglais, ni français, ni anglais. Donc c'est devenu une seule question. Et donc, pendant longtemps, on est resté avec ces trois seules questions. Mais il y a eu évidemment un développement historique extrêmement important sous différentes dimensions, qui ont amené beaucoup plus de questions, qui fait en sorte qu'aujourd'hui on est rendu à presque une quinzaine de questions dans le recensement sur la langue. 

Monica [00:21:50] Donc, dans un sens, il y a l'explication que, ce que dans ma terminologie à moi je dirais que la langue est un élément structurant de la société canadienne, à un point ou d'une manière qui n'existe pas forcément ailleurs. Aussi, je voulais revenir à la question de...tu disais tantôt qu'il fallait trouver une formulation pour la langue principale et on est tombé sur langue parlée à la maison. Bon, toi et moi, on a eu de longues discussions par le passé sur pourquoi ça parce qu'il me semble qu'il y a une idéologie et il y a peut-être des échos du XIXᵉ siècle, du lien entre la langue et la race, de la reproduction biologique de la nation qui fait que la maison devient le point central. Je ne sais pas, est-ce qu'il y aurait d'autres explications parce qu'on pourrait demander « quand vous sortez de la maison, justement, quelle langue vous parlez dans la rue ou dans les magasins ou au travail », il y a plein de domaines. 

Jean-Pierre [00:22:56] C'est une excellente question. Ce qu'il faut bien comprendre, tout à l'heure je parlais du fait que, en particulier, la Commission Laurendeau-Dunton avait été vraiment un tremplin pour le développement d'un nouveau champ disciplinaire, un nouveau champ scientifique qui s'appelait la démolinguistique. Or donc, il y a eu aussi une quantité vraiment importante d'étudiants, par exemple aux cycles supérieurs, qui ont soumis des mémoires lors de cette commission-là. Et on a bien compris que la démographie et la démolinguistique considéraient...avaient adopté une perspective suivant laquelle, si on avait à décider une question sur la langue parlée actuellement, il faudrait adopter la langue parlée le plus souvent à la maison, parce que c'est d'ordinaire celle qui sera transmise aux enfants, celle qui sera transmise aux générations suivantes. Et donc, c'était dans une optique de...eh bien la langue parlée le plus souvent sera un indicateur de l'évolution future de la population, puisque on transmettra la langue parlée le plus souvent comme langue maternelle aux enfants et qui eux, par la suite pourront transmettre...Donc c'était un peu cette vision-là qui était très démographique et démolinguistique. Et ce qu'il fallait, il faut bien comprendre aussi, c'est que dans la loi de 1969, il y avait une dimension selon laquelle...enfin il y avait une volonté de créer des districts bilingues au Canada. Et comment on allait procéder pour créer ces districts bilingues évidemment qui référaient à la prestation de services de la part du gouvernement, on s'est dit on va adopter la question qu'on a dans le recensement, puisqu'on n’était pas encore en 1971. Il faut bien comprendre que la Loi sur les langues officielles a été adoptée en 1969. Et donc, la seule question que les gens considéraient comme acceptable pour définir les populations linguistiques ou les groupes linguistiques, c'était la langue maternelle, donc la fameuse, la langue apprise en premier lieu dans l'enfance et encore comprise. Et donc, cet élément-là faisait en sorte que la discipline la démolinguistique, son principal champ d'étude, c'était de suivre l'évolution des groupes linguistiques. Et un groupe linguistique se définissait comment? Par la langue maternelle. Et c'est comme ça que finalement on s'est dit pour qu'un groupe puisse évoluer, pour que son effectif et son poids relatif puissent s'accroître, il faut nécessairement voir dans quelle mesure est-ce que cette langue maternelle-là sera transmise aux générations suivantes. Et par conséquent, la langue parlée le plus souvent à la maison était donc considérée comme un indicateur assez solide de la langue qui était transmise aux générations suivantes. 

Monica [00:26:12] Et donc l'avenir de la population. Mais alors c'est quoi...c'est quoi ton opinion là-dessus? Qu'est-ce que cette manière de voir les choses...tu viens d'expliquer ce que ça permet, qu'est-ce que ça ne permet pas? 

Jean-Pierre [00:26:29] En fait, on s'est rendu compte très rapidement, en fait au fur et à mesure, puis je dis rapidement mais il faut bien comprendre que...tu vas certainement comprendre ou savoir de quoi je parle, la démolinguistique s'est imposée. Elle avait cette espèce d'aura, de scientificité et elle était vraiment...les démolinguistes, les démographes étaient vraiment considérés comme les personnes les plus à même d'éclairer le débat public sur l'évolution des groupes linguistiques. Or, ce que ça ne permettait pas, ça, c'était...en fait, c'est un peu comme si on avait une perspective très ethnique ou ethnicisante des groupes linguistiques. Donc si on avait le français comme langue maternelle, on était considéré comme un francophone. Mais si on était un immigrant qui avait, disons, l'ukrainien comme langue maternelle, on ne pouvait pas être considéré comme un francophone, même si on s'exprimait couramment en français ou même si on utilisait le français dans notre vie de tous les jours. Et donc, on a vu qu'avec, après la Seconde Guerre mondiale, la croissance importante en particulier à partir du début des années 70 où il y a eu des changements importants à la loi sur l'immigration ou finalement on a cessé d'avoir une perspective très discriminatoire à l'endroit de beaucoup de pays dans le monde et où on s'est mis à prendre en considération beaucoup plus les caractéristiques disons socioéconomiques, le niveau d'éducation par exemple, la capacité de parler l'une ou l'autre des langues officielles. Mais donc, cette croissance importante de l'immigration internationale qui s'est vraiment poursuivie et qui est maintenant rendue au moment où on se parle le principal moteur de croissance de la population, là où ça pose un réel problème, mais ça, ça a eu une influence sur l'arrivée de nouvelles questions dans le recensement, c'est que cette immigration-là évidemment avait pour l'essentiel une autre langue que le français ou l'anglais comme langue maternelle, et souvent parlait une autre langue que le français ou l'anglais à la maison mais progressivement, évidemment, adoptait l'une ou l'autre des langues publiques, au travail ou dans la vie de tous les jours. Évidemment à l'extérieur du Québec, c'était principalement l'anglais parce que l'immigration était peu importante dans les communautés de langue française. Et au Québec, l'immigration s'orientait essentiellement vers l'anglais et on s'en préoccupait assez peu à l'époque. Mais bref, tout ça pour dire qu'il y a eu une croissance assez importante du multilinguisme, des catégories multiples et je parlais tout à l'heure du premier recensement de 1971 où c'était maintenant les répondants qui avaient l'opportunité de déclarer eux-mêmes leur langue, leur origine, etc. Et là on avait et on permettait progressivement aux répondants, aux Canadiens de déclarer plus d'une réponse. Et c'est là où c'est devenu un enjeu important dans la mesure où, pour la démolinguistique et la démographie, une langue égale une personne ou une personne égale une langue alors qu'on sait très bien et tu as évidemment avec ton expertise de sociolinguiste, on sait bien que la réalité est tout autre. Il faut bien comprendre qu'on a à peu près au Canada lors du dernier recensement, entre 16 et 17 % de la population canadienne qui déclare parler plus d'une langue à la maison. Donc l'enjeu est est-ce que l'objectif est de s'intéresser aux langues ou de s'intéresser aux francophones, aux anglophones et ce qu'on appelle les allophones au Québec? Et finalement, on se trouve devant une situation où cette perspective scientifique-là a comme un peu établi des frontières rigides entre les groupes où il n'y avait pas de...il n'y avait pas de possibilité, presque de passer d'un groupe à l'autre. Et donc ces frontières artificielles-là ont fait en sorte que on a suivi, en étudiant les fameuses composantes d'évolution démographique des groupes linguistiques, évidemment le groupe francophone, anglophone et allophone. Mais on se rend compte que de plus en plus cette approche-là pose problème et pose un certain nombre de défis. Ce n'est pas qu'elle n'est plus pertinente mais elle peut répondre à certaines questions, mais certainement pas à des questions, par exemple d'ordre identitaire. Il y a plein de gens qui ont des identités multiples. 

Monica [00:31:31] On a commencé...il y a une quinzaine de questions maintenant. Donc ça c'est à partir de 1971 qu'il y a eu cette multiplication. 

Jean-Pierre [00:31:41] Entre 1971 et 1991 il n'y a eu aucune question additionnelle. En 1991, parce que, ce n'est pas la seule raison, mais il faut comprendre qu'en 1988, il y a eu la loi sur le multiculturalisme qui a été adoptée et de plus en plus les gens se sont dit mais écoutez, ce serait important qu'on puisse avoir une idée de la capacité des Canadiens, un peu partout au pays, de parler d'autres langues que le français ou l'anglais. Tout ce qu'on avait, c'était leur langue maternelle ou leur langue parlée, leur principale langue à la maison. Or, on n'avait aucune idée, par exemple, du nombre de Canadiens qui étaient capables de parler une langue autochtone et qui n'avaient pas nécessairement cette langue-là comme langue maternelle. Et donc, il y a eu cette décision d'intégrer au recensement une question sur la connaissance des langues non officielles. Et de plus en plus les gens se sont dit « eh bien écoutez, c'est aussi un indicateur important de la diversité ethnolinguistique au pays et même ethnoculturelle ». Donc en 1991, on a eu cette nouvelle question et il a fallu attendre dix ans plus tard, en 2001, pour que...il y a eu plusieurs pressions, il faut bien comprendre, beaucoup de discussions. Les gens disaient toujours quand le Canada diffuse les données linguistiques, dès qu'une personne de langue maternelle française disons ne parle plus le français le plus souvent à la maison, elle est assimilée et donc les gens ont commencé à dire mais il y a encore des gens qui parlent cette langue-là à la maison, même si ce n'est pas la langue dominante. Mais souvent, c'est le résultat d'une situation de disons de mixité, ce qu'on appelle l'exogamie linguistique donc le fait que les deux conjoints n'ont pas nécessairement la même langue, c'est l'influence externe extérieure sur le foyer. Et donc de plus en plus les gens ont dit je pense que ça serait important qu'on puisse poser une question sur les autres langues qui sont parlées de façon régulière à la maison. Donc ça, c'est venu enrichir de façon importante.  

Monica [00:34:03] Oh, je me rappelle, ça c'était mon argument. On était à une table ronde à un moment donné à Ottawa, de dire de quelqu'un qui parle peut-être plusieurs langue et inclus mettons le français à la maison, mais travaille tout le temps en français et dont les enfants fréquentent les écoles de la française, ça, ça passe complètement sous le radar. 

Jean-Pierre [00:34:22] C'est ça. Effectivement, on avait jusqu'au moment du recensement de 2001, on avait aucune question, même si on avait déjà testé des questions dans des domaines autres que la sphère privée. C'est vraiment, entre autres, comme résultat un peu des discussions avec le Québec, mais aussi avec le Commissariat aux langues officielles, avec différentes agences gouvernementales et des représentants des communautés de langues officielles, on s'est dit que ce serait important qu'on puisse poser au moins une question sur la langue de travail. Et donc, à partir du recensement de 2001, il y a une question sur la langue ou les langues utilisées le plus souvent au travail et les autres langues utilisées de façon régulière. Évidemment, tu vas me dire ouais, mais le travail, ce n'est pas tout le monde qui travaille. Donc on a testé des questions sur la langue de scolarisation, mais il y avait toutes sortes de défis d'ordre méthodologique. Mais ce qui fait que finalement, lors du recensement de 2021 qui a eu lieu donc en mai 2021, pour la première fois, il y a eu des questions sur la fréquentation d'une école de langue française au Canada, à l'extérieur du Québec et d'une école de langue anglaise au Québec, sur le type de programme. Donc là, maintenant, on a une information sur la fréquentation d'une institution d'enseignement aux niveaux primaire et secondaire. Donc, ce qui était quand-même... 

Monica [00:35:47] Donc dans un sens, la réaction du champ de la démolinguistique et du recensement de Statistique Canada par rapport à une reconnaissance de la complexité de la chose, c'est d'ajouter...ça a été d'ajouter des questions plutôt que d'en enlever ou de les modifier. 

Jean-Pierre [00:36:08] Il faut bien comprendre, puis tout à l'heure je parlais de certains défis auxquels une agence statistique comme Statistique Canada est confrontée. Je parlais de l'existence d'un champ de force, en fait, qui sous-tend la mesure. Quand je dis mesure, c'est au sens large. Prendre la mesure d'un phénomène et dans ce champ de force-là, il y a différents facteurs, différents agents qui ont une influence donc Statistique Canada ne décide jamais par lui-même ou par elle-même quelle question on va ajouter dans un recensement ou qu'on va enlever. En fait, les seuls aujourd'hui, dans la plupart des cas, lorsqu'on retire une question du recensement, c'est qu'on est capable d'aller chercher cette information-là par l'entremise de fichiers administratifs par exemple, ou on diminue le fardeau de réponse comme sur le revenu maintenant. Au lieu de poser une question comme on l'a fait durant de nombreuses années sur le revenu des Canadiens, on a tout simplement, toujours en respectant les standards très élevés de confidentialité de Statistique Canada, on a tout simplement utilisé les informations provenant de l'Agence de revenu du Canada pour aller chercher l'information et l'intégrer à la base du recensement, mais toujours évidemment de façon confidentielle. Mais tout ça pour dire que quand on parle de l'existence d'un champ de force, il faut bien comprendre que quand vient le temps d'ajouter une question ou de discuter de l'ajout possible d'une question dans un recensement, bien je parlais par exemple de l'influence du cadre législatif, du cadre politique, les politiques publiques, les programmes politiques, il y a évidemment les enjeux de nature scientifique. La recherche, la science évoluent au fil du temps, la façon dont on va poser les questions va aussi être influencée par la recherche, entre autres dans le milieu académique. On va évidemment prendre en considération l'évolution démographique de la population. On sait très bien que, avec tous les facteurs démographiques, la croissance de la diversité dont je parlais tout à l'heure, que ce soit ethnique ou linguistique, nécessairement, ça aura une influence sur les discours publics, sur les meneurs d'opinion qui vont dire écoutez, il faudrait recueillir cette information-là. 

Monica [00:38:36] Mais je trouvais intéressant, j'ai envie de te poser une question possiblement un peu sensible, mais ça me frappe quand même que, en général, dans ce champ de force, les gens demandent à l'État de recueillir et de diffuser de l'information. On est dans une période où il y a de plus en plus de...comment je pourrais dire...de résistance par rapport à la cueillette d'information auprès de la population. Ce n'est pas tout le monde et ça, c'est le cas ailleurs. Ça m'a toujours frappée que nous, au Canada, on a tendance à supposer que l'État s'occupe de la situation de la population et nous pose des questions. En général, c'est une bonne chose, c'est parce que l'État va s'occuper de nous et on va demander à l'État de faire mieux ou de tenir compte de ça ou de ça. Mais ce n'est pas tout le monde, ce n'est pas partout à travers le monde qu'on va demander à l'État de mettre le nez dans nos pratiques linguistiques, Est-ce que ça, tu n’as jamais croisé ça dans ton expérience? 

Jean-Pierre [00:39:50] Évidemment, il y a toujours des résistances face à la collecte d'informations dans certains segments de la population. Mais ce qui est quand même assez remarquable, c'est que, lorsqu'on regarde les taux de réponse, il faut bien comprendre qu'on parle maintenant...le Canada est autour de 37 millions de personnes comme population. On mène le recensement et 98 % de la population complète le questionnaire. Il faut bien comprendre aussi que le recensement fait partie du mandat de Statistique Canada et donc il est obligatoire. Donc c'est une exigence, mais c'est quand même assez fascinant que, en 2011, lorsqu'il y a eu une décision politique d'abolir le questionnaire détaillé du recensement, non seulement il y a eu une levée de boucliers partout au Canada, mais en 2016, lorsque maintenant il y a eu, ça a été une des premières décisions du gouvernement libéral de réintroduire le questionnaire détaillé obligatoire du recensement, il y avait des répondants parce il faut bien comprendre que c'est ce ne sont pas tous les Canadiens qui vont recevoir le questionnaire détaillé. Donc, on avait autour de disons 75 % de la population qui recevait le questionnaire abrégé et 25 % qui recevaient le questionnaire détaillé. Et on recevait des appels et des courriels nous disant « écoutez, ça n'a pas de bon sens, je n'ai pas le questionnaire détaillé. Je souhaite avoir le questionnaire détaillé ». Donc il y a...puis je pense que Statistique Canada fait ce que je considère un travail assez remarquable pour sensibiliser les Canadiens à l'importance de cette information-là. Il peut y avoir des gens qui diraient c'est privé, ça me regarde. Mais il faut bien comprendre que la majorité des décisions qui touchent le vivre ensemble, qui touchent les politiques publiques, reposent sur la disponibilité de données statistiques. Oui il y a d'autres données, des données d'enquête et tout. Mais le recensement, écoutez, on doit développer, on doit bâtir des écoles, on doit développer des infrastructures au niveau du transport en commun, des hôpitaux et tout. Et on a besoin d'un portrait fidèle, démographique de la population. Là où peut-être puis je pense que là où il y a peut-être un élément intéressant, je pense qui doit peut-être être pris en considération. Il faut reconnaître, parce que tu sais Statistique Canada est un organisme de réputation internationale, la qualité de son travail et tout est reconnu mondialement. Mais il faut bien comprendre que même si on affirme qu'un organisme statistique doit être neutre et objectif, il y a beaucoup de discussions sur qu'est-ce que ça veut dire l'objectivité et la neutralité. Donc on comprend bien que, en menant un recensement, on ne capte pas nécessairement la réalité qui est à l'extérieur. Ce n'est pas comme si on comptait des arbres ou si on comptait des montagnes. On catégorise les gens dans certains, donc on développe une catégorisation ou des segments de la population et d'une certaine façon, on doit reconnaître qu'on contribue aussi à cette création ou cette construction de la réalité. Et donc, quand on dit bien, on compte des francophones, il ne faut pas oublier que on contribue aussi à cette construction de ce qu'est un francophone. Et ça, ça fait de moins en moins l'unanimité. Il y a des gens, par exemple, qui considèrent qu'un francophone, c'est une personne qui a le français comme langue maternelle. Oui, mais...donc ça veut dire que tous les immigrants qui proviennent de l'Afrique subsaharienne, qui n'ont pas le français comme langue maternelle, mais qui passent leur vie en français, ne sont pas des francophones. Donc, il y a certaines personnes qui disent OK, va pour la langue parlée le plus souvent à la maison. Et donc là, il y a toutes sortes de débats. Au Québec, on dit oui, mais il y a plein de gens qui sont issus de l'immigration, qui ont disons, je ne sais pas, le hindi comme langue maternelle, qui parlent hindi le plus souvent à la maison, mais qui travaillent essentiellement en français. Donc...et là, il y a cette émergence de peut-être une perspective un peu plus disons nuancée et complexe où on peut être un francophone ou un anglophone, disons dans certaines sphères de notre vie, mais aussi être francophone et anglophone dans d'autres sphères, comme la sphère publique par exemple. Mais c'est peut-être cet élément-là, puis on le voit notamment avec les questions sur l'origine ethnoculturelle, sur l'identification à un groupe désigné comme minorité visible. Donc, il y a aussi cette dimension-là lorsqu'on fait une collecte d'informations, c'est une chose de demander à quelqu'un quel âge avez-vous ou quelle est votre année de naissance, ce qui est quand même une question assez neutre. C'en est une autre de se dire à quel groupe vous vous identifiez vous? Et une fois qu'on recueille cette information-là, qu'est-ce qu'on fait avec? Et c'est là qu'entre en jeu toutes les dimensions politiques auxquelles on est confronté en fait sur une base quotidienne. 

Monica [00:45:48] Donc aussi, dans le débat public, on sait qu'il y a énormément de remises en question sur les catégories de genre et d'orientation sexuelle. On a fait semblant que c'est binaire, mais ce n'est pas binaire. Dans quelle mesure est-ce que...je dirais dans mon domaine certainement on a des discussions sur des questions de fluidité, des raisons pour lesquelles on pourrait rejeter les cadres des frontières rigides. Est-ce que ce genre de discours a un impact sur premièrement sur les outils démolinguistiques mais aussi à différents moments dans nos conversations, on a parlé de la possibilité de renseigner la politique publique autrement, d'être moins dépendant sur le recensement comme seul et unique outil. C'est quoi ton opinion, c'est quoi tes pensées là-dessus?

Jean-Pierre [00:46:54] Clairement, il faut reconnaître, puis je le disais tout à l'heure, que le recensement est un outil, évidemment un véhicule extrêmement important de collecte d'informations. Il est reconnu par beaucoup, beaucoup d'acteurs politiques, socioéconomiques etc. Mais Statistique Canada a fait des progrès incroyables en matière d'innovation technologique, méthodologique, et donc on est de plus en plus en mesure d'utiliser ces outils alternatifs comme des appariements de fichiers donc, pour aller chercher des informations complémentaires provenant d'autres enquêtes. Par exemple, on a récemment eu cette enquête qui est sur le terrain, qui est sur le point d'être sur le terrain, la nouvelle enquête sur les minorités de langue officielle au Canada. Et cette enquête-là, dans le fond, recueille de l'information spécifique que l'on ne pourrait recueillir dans le cadre du recensement, parce qu'il y a une limite au nombre de questions évidemment qu'on peut poser dans un recensement. Mais donc, la très grande richesse de cette source alternative de données peut être combinée avec le recensement, peut être combinée à d'autres sources d'information pour arriver peut-être à mieux expliquer certains phénomènes. 

Monica [00:48:23] Mais dans un sens, on est encore dans la multiplication des questions comme stratégie préférée pour essayer de tenir compte de la complexité et de la fluidité. Est-ce qu'il y a d'autres manières qu'on possède? 

Jean-Pierre [00:48:43] Oui mais cela dit, dans la mesure où on est capable de suivre les mêmes individus dans le temps, donc d'avoir les réponses des individus à deux moments ou à deux recensements consécutifs, voire même à trois recensements consécutifs. On est en mesure maintenant de justement comprendre ou de mieux étudier cette fameuse fluidité, peut-être même des fameuses frontières qu'on a cru immuables entre les groupes. Et par exemple, on va comprendre que, à partir du moment où une personne ne réside plus avec ses parents et donc déménage dans un logement et où il y a d'autres membres du ménage, que les questions liées à l'origine ethnique, à l'identification à un groupe désigné comme minorité visible, que la langue même peut avoir changé ou peut changer. Donc il y a quand même des outils, évidemment c'est complexe, ce n'est peut-être pas aussi flexible que, par exemple, la recherche ethnographique ou des enquêtes qualitatives où on est capable de fouiller et de creuser vraiment beaucoup plus loin ces fameuses dynamiques qui font en sorte que les perceptions, les caractéristiques peuvent évoluer dans le temps. Mais il y a quand même de plus en plus d'outils sophistiqués qui nous permettent justement de comprendre ces changements ou cette mobilité des caractéristiques des identités. Et peut-être mentionner aussi un élément important, c'est que, en étudiant cette mobilité-là des identités et des caractéristiques, ça nous permet aussi peut-être de remettre en question certaines des questions qu'on a posées ou qu'on pose dans nos enquêtes ou dans le recensement. Donc il y a un effet bidirectionnel dynamique. On s'est bien rendu compte, comme en ce moment, puis ce n'est pas simple, on a tenté de modifier la question sur les groupes désignés comme minorités visibles. Mais ça ne va pas de soi parce que ces questions-là découlent directement de la loi sur l'équité en matière d'emploi. Il y a plein de gens qui avaient des résistances et face à la notion de minorités visibles, on a mis en place des groupes de travail, des comités d'experts. Et franchement, ce n'est pas simple parce que même parmi les spécialistes, il n'y a pas de consensus. Il y a des gens à l'extérieur qui voudraient qu'on utilise la notion de race. Et race, en particulier au Canada anglais et aux États-Unis, c'est quelque chose qu'on prend un peu presque pour acquis, alors que dans le monde francophone et en Europe et même dans l'ensemble du monde, on a tendance à délaisser de plus en plus cette notion de race qui est perçue comme bref, reposant sur des considérations purement biologiques. Et même la notion de construction sociale de la race, comme on pourrait dire la construction sociale des groupes linguistiques, on peut le reconnaître. Mais comment est-ce qu'on en tient compte lorsqu'on pose des questions sur la langue, par exemple, sur les pratiques linguistiques, voire même sur l'origine des parents, sur l'origine ethnique des répondants? Et donc, ça témoigne en fait d'une très, très grande complexité de ces questions-là. Et il faut bien reconnaître que, à la fois Statistique Canada doit permettre dans le fond une comparabilité de cette information-là dans le temps pour permettre aux usagers, aux utilisateurs de données de pouvoir suivre les tendances. Mais en même temps, il y a ce besoin impératif de s'adapter aux enjeux émergents, aux considérations émergentes et à la transformation, aux changements de la population. Donc, on n'est pas juste une agence statistique mais en principe elle n'est pas seulement là pour colliger, recueillir, colliger, analyser et diffuser. Mais elle a aussi une raison d'être, c'est-à-dire de s'assurer que l'information qui est diffusée prend en compte non seulement cette réalité émergente, mais prend en considération les préoccupations de l'ensemble des Canadiens sur la façon dont on définit ces groupes-là, le vocabulaire qui est utilisé pour parler des différentes catégories. Donc je pense que ça témoigne d'enjeux quand même, qui sont très, très importants.

Monica [00:53:23] Pour ne pas parler d'une certaine réflexivité qu'on pourrait demander sur le rôle de Statistique Canada dans la construction justement de nos idées sur qui nous sommes. 

Jean-Pierre [00:53:35] Tout à fait. Et évidemment, si on posait la question à Statistique Canada « pouvez-vous nous dire qui nous sommes? », eh bien évidemment, on est...on pourrait nous fournir une panoplie de statistiques diverses qui témoigneraient sans doute de la diversité de la population. Mais il y a quand même des limites à ce que, par exemple, des données statistiques peuvent, disons, expliquer sur notre identité comme Canadien, parce qu'il faut aller au-delà de ça aussi évidemment. 

Monica [00:54:08] Oui donc, c'est plutôt qu'il reste que...Comme tu as dit tout à l'heure, ces données-là ont un poids énorme et ont aussi leurs propres impacts. 

Jean-Pierre [00:54:18] Absolument. 

Monica [00:54:19] Donc, on est dans une conversation avec des effets réciproques. Peut-être une dernière question un peu dans cette lignée-là. Alors, pour le prochain congrès de l'Acfas, au printemps, tu organises avec Richard Marcoux un panel sur les défis et les limites des approches quantitatives telles que celles adoptées par le recensement pour, j'imagine, pour renseigner le débat public, les politiques publiques. Est-ce que tu peux nous en parler un petit peu? 

Jean-Pierre [00:54:57] Oui, en fait, c'est un colloque. Il y aura un panel à l'intérieur de ce colloque-là que j'organise avec Richard Marcoux, mais aussi avec Victor Piché, qui est un démographe bien connu à l'Université de Montréal. En fait, je pense que la volonté ou ma volonté, mon souhait d'organiser un tel colloque découlait un peu, non seulement du contexte actuel au Québec avec l'adoption ou en fait la présentation du projet de loi 1996 pour moderniser la Charte de la langue française, et je me suis rendu compte assez rapidement qu'il y avait un discours assez monolithique lors des consultations publiques sur l'importance de réagir à ce qu'on appelle le déclin du français. Et il y a beaucoup, beaucoup de gens qui utilisent les données et qui se sont servis des données du recensement canadien sur la langue maternelle et sur la langue parlée, le plus souvent à la maison, pour parler du recul, voire du déclin du français. Or, il y a toutes sortes de questions qui émergent là, à savoir est-ce qu'on est en train de parler de la diminution du nombre de francophones ou du français parce qu'on sait qu'il y a plein de gens qui ne sont pas identifiés comme des francophones selon les définitions traditionnelles, mais qui font un usage quotidien du français dans la vie de tous les jours. Donc les questions qui ont émergé sont est-ce qu'il n'y a pas lieu non seulement de repenser certains de ces indicateurs qu'on utilise régulièrement pour parler du déclin du français entre guillemets, c'est-à-dire, par exemple, les fameux transferts linguistiques, le fait de parler une autre langue que sa langue maternelle le plus souvent à la maison, alors qu'en fait on considère très, très peu, même si dans la Charte de la langue française, on parle du français langue commune, c'est-à-dire la langue qui est utilisée pour le commerce, le travail, pour ce qui est de la communication publique. Or, il y a cette espèce de paradoxe ou on focalise presque essentiellement sur la sphère privée, alors qu'en réalité l'objectif de la charte est de faire en sorte que le français soit la langue commune, donc la langue utilisée dans l'espace public. Comme quelqu'un de célèbre l'a déjà dit, l'État n'a pas à faire dans les chambres à coucher ou dans les alcôves des Canadiens. Et essentiellement la question c'est pourquoi considère-t-on si peu ces autres informations? Là, en ce moment, il y a tout un débat entourant le fait qu'il y aurait une anglicisation des francophones au Québec et tout. Donc la volonté est de dire prenons une distance face à ces considérations-là qui finalement ont alimenté beaucoup, beaucoup ce projet de loi 1996 qui en fait s'appuyait sur les travaux de démolinguistes démographes bien connus. Et l'idée était de prendre une distance face à ça et de se dire est-ce qu'il n'y a pas des façons différentes de réfléchir? On doit reconnaître que le français aura toujours un état de fragilité en Amérique du Nord, ne serait-ce que pour des raisons de nombre aussi. Mais il faut bien comprendre qu'il y a différents rapports à la langue française et qu'on n'a pas à dicter un seul rapport à la langue française, c'est-à-dire d'adopter cette langue-là dans la sphère privée. Il y a des gens qui parlent trois langues, quatre langues et qui ont un rapport différent à la langue, selon le contexte, selon la situation. Et ultimement, la question est, et c'est le titre du colloque, « Quels indicateurs et à quelles fins? » Et comment on peut suivre l'évolution de la situation du français au Québec peut-être en réfléchissant aux indicateurs qu'on devrait considérer, qu'on ne considère pas en ce moment. Par exemple, j'ai mentionné est-ce que, par exemple, l'information, il n’y a même pas de consensus sur qu'est-ce que c'est la langue d'usage public? Et c'est la raison pour laquelle on a tendance à peu utiliser cette information-là parce que c'est aussi complexe que de dire est-ce que je vais considérer la langue que je vais parler en allant au dépanneur ou finalement, il y a très peu de profondeur dans la langue qu'on utilise, parce que c'est très, très sporadique, c'est très court versus, même si on fait ça régulièrement, comparativement à la langue que je parle avec un professionnel de la santé que je ne vois qu'une fois par année. Donc il y a toutes ces considérations-là, il y a est-ce que, par exemple, un des indicateurs qu'on ne considère jamais, c'est peut-être la perspective de la société d'accueil. En ce moment, le fardeau est sur les immigrants. Les immigrants n'ont pas une bonne maîtrise de la langue ou ne s'orientent pas vers la langue. Or, on regarde très, très peu le rôle de la société d'accueil qui finalement, de façon intentionnelle ou non intentionnelle, établit des barrières pour accéder donc par exemple, on constate qu'il y a une surreprésentation importante des immigrants et même des Canadiens de deuxième génération dans la fonction publique québécoise. Un milieu où on parle presque essentiellement le français. Pourquoi? Pourquoi est-ce qu'il y a ces obstacles-là? Et donc la perspective de la société d'accueil, il y aurait lieu de développer des indicateurs qui nous permettent de prendre en considération l'existence ou non de barrières qui sont en fait établies directement par ceux qui souhaiteraient vouloir intégrer des immigrants. Et donc, et c'est la langue d'usage dans les commerces, est-ce que finalement, il y a des études qui ont montré qu'il y a une bilinguisation de la langue d'accueil dans les commerces à Montréal. Mais il y a une stabilité pour ce qui est de la capacité de se faire servir en français. Donc dans 96 % des cas, peu importe où on réside, si on demande un service en français on va l'avoir. Par contre, il y a une hausse de l'accueil en anglais seulement. Et donc pourquoi. Est-ce que ça c'est un indicateur du recul. Donc il y a une réflexion à faire sur ces différents indicateurs de la situation du français. Il y a des gens qui voient qu'il y a un engouement pour la fréquentation des institutions postsecondaires en anglais à Montréal. Mais est-ce que, en soi, ça témoigne du recul du français, alors même qu'il y a plein de francophones qui fréquentent l'Université McGill et Concordia et qui parlent toujours le français à la maison mais qui...Donc, tu vois la complexité peut-être de réfléchir à d'autres indicateurs que ces indicateurs traditionnels qui découlent du recensement et qui ont peut-être une perspective un peu ethnicisante de la situation.

Monica [01:02:40] Bon, merci beaucoup. Je serais très intéressé à voir comment ce panel-là, ce colloque-là va être reçu, comment les gens vont réagir parce que je pense que ça ouvre justement à un débat auquel on a assisté dans ce sens depuis très longtemps mais on a pu fonctionner comme si on pouvait mettre un peu la complexité sous le tapis et on est peut-être rendu à un moment où on peut plus se permettre de faire ça.

Jean-Pierre [01:03:10] Oui, tout à fait. Puis peut-être le dernier mot, je dirais qu'un des grands défis auxquels on est confronté, c'est qu'on essaie souvent. Quand je dis, « on » ça exclut les personnes qui parlent. On essaie souvent de répondre à des questions et des enjeux complexes en fournissant des réponses simples. Et c'est un grand danger parce qu'on dit écoutez, c'est trop compliqué. Donc je pense qu'il y a nécessairement un besoin sans cesse grandissant de prendre en compte cette complexité croissante, dans le fond, du portrait de la population canadienne et québécoise, mais aussi de la population francophone à l'extérieur du Québec en particulier. 

Monica [01:03:55] Merci, évidemment, en tant qu'anthropologue j'adore entendre ça parce que c'est notre métier de dire ben c'est compliqué et donc à prendre ça comme bah oui, c'est compliqué et ce n'est pas une manière d'éviter une réponse, mais qu'il faut vraiment faire face à ce que ça veut dire, cette complexité-là. Jean-Pierre Corbeil merci infiniment. Et ce sera intéressant aussi de voir ce que nos auditeurs...comment nos auditeurs, nos auditrices vont réagir et j'espère qu'on va pouvoir continuer la conversation. 

Jean-Pierre [01:04:26] Absolument, ce fut un plaisir. Un grand merci à toi Monica. 

Monica [01:04:29] Merci, aurevoir.

Jean-Pierre [01:04:29] Aurevoir. 

Joey [01:04:32] Vous avez aimé cet épisode? Faites-nous part de vos commentaires sur les réseaux sociaux ou par courriel à crefo.oise@utoronto.ca.