Quoi de neuf ?

Alterpolitique : préparer le terrain pour de nouveaux pratiques et modes de vie ?

April 11, 2022 Season 3 Episode 5
Quoi de neuf ?
Alterpolitique : préparer le terrain pour de nouveaux pratiques et modes de vie ?
Show Notes Transcript

Dans cet épisode,  Laura Bisaillon, membre du CREFO, rencontre Ghassan Hage, professeur titulaire à l'Université de Melbourne

Monsieur Ghassan Hage est anthropologue et professeur titulaire à l’Université de Melbourne en Australie. Depuis les années 1990, il mène des recherches comparées sur le racisme, le nationalisme et le multiculturalisme, en particulier en Australie et au Moyen-Orient. Son livre le plus influent est White Nation (Nation blanche) (2000) paru en anglais chez Routledge qui s’inspire de la théorie des études sur les identités blanches. Il a écrit et dirigé des travaux de terrain sur la diaspora transnationale libanaise en Australie, aux États-Unis, en Europe, au Canada et au Venezuela. Son livre The Diasporic Condition (La condition diasporique) a paru en anglais en 2021 chez les Presses de l’Université de Chicago. 

Joey [00:00:00] Dans cette troisième saison, Laura Bisaillon, membre du CREFO et ses invités discuteront du thème de la production et de la diffusion des connaissances sur les mobilités, les francophonies, la minorisation, le corps et l'État dans ces divers contextes du monde. Dans cet épisode, elle rencontre Ghassan Hage, professeur titulaire à l'Université de Melbourne. 

Ghassan [00:00:22] Ce n'est pas une question de penser l'alternative plutôt que la lutte, c'est plutôt une question de bien sûr qu'il faut lutter. Mais c'est une question que l'alternative soit intégrale à la lutte. 

Joey [00:00:35] Bienvenue à Quoi de neuf!

Laura [00:00:52] Ghassan Hage est anthropologue et professeur titulaire à l'Université de Melbourne, en Australie. Depuis les années 1990, il mène des recherches comparées sur le racisme, le nationalisme et le multiculturalisme, en particulier en Australie et au Moyen-Orient. Son livre le plus influent est Nation blanche ou White Nation, publié en 2000 chez Routledge en anglais, qui s'inspire de la théorie des études sur les identités blanches. Il a écrit et dirigé les travaux de terrain sur la diaspora transnationale libanaise en Australie, aux États-Unis, en Europe, au Canada et au Venezuela. Son livre La condition diasporique : Enquêtes ethnographiques des Libanais dans le monde est paru en 2021 chez les Presses de l'Université de Chicago, également en anglais. Alors merci d'avoir accepté l'invitation de nous rencontrer professeur Hage. Nous sommes ravis et sois le bienvenu aux ondes de l'émission Quoi de neuf ? Les cafés du CREFO, donc une série podcast qui entame sa troisième saison. 

Ghassan  [00:02:08] Merci bien de m'avoir chez vous. J'ai toujours un grand plaisir d'avoir une occasion pour parler en français, car je me sens un peu isolé ici à Sydney, surtout après le COVID. Je n'ai pas beaucoup l'occasion de parler en français. 

Laura [00:02:28] Ça nous fait plaisir. Je tenais à t'inviter car il y a des liens qui sont assez importants à évoquer entre les deux pays, donc le Canada et l'Australie. Donc, nous allons parler des diasporas libanaises, des relations coloniales, donc britanniques, qui ont beaucoup joué dans l'histoire, mais l'histoire du présent et notre présent en Australie et au Canada. Les effets de ces relations coloniales sont très visibles, surtout chez certaines populations. Donc, des relations aux effets très marquants dans le présent des deux pays. Et par ailleurs, ton programme de recherche qui s'étend sur plus de 25 ans pose des questions difficiles quant à ces choses-là. Tu poses des grandes questions de société, des questions difficiles. Mais ce qui est particulièrement intéressant avec ton programme de recherche, c'est que tu offres, tu nous proposes des pistes de réflexion qui puisent dans les sciences sociales et les sciences littéraires, sciences humaines. Et voilà donc à nouveau je suis très contente que tu aies accepté de t'asseoir avec nous de façon virtuelle. Donc, commençons par le début. Tu parles plusieurs langues. Tu viens de dire qu'en Australie, tu as peu souvent l'occasion de parler français, finalement, mais tu es quand même...tu parles plusieurs langues, dont l'arabe, l'anglais et le français. Et tu partages ton temps entre Melbourne, Sydney, où tu es actuellement, et Paris. Donc, est-ce que tu pourrais nous parler un peu de tes parcours linguistiques et géographiques? 

Ghassan [00:04:28] Oui, bien sûr. C'est un peu optimiste de dire que je partage mon temps entre Sydney et Paris ces jours-ci comme ça fait plus de deux ans que je n'ai pas quitté Sydney à cause du COVID et l'Australie est retournée à être redevenue une île-prison comme dans ses origines depuis COVID. Alors, oui, je rêve de pouvoir diviser mon temps et voyager un peu partout comme je le faisais avant le COVID. Mais en tant que ma langue, c'est-à-dire comme je suis né au Liban et comme beaucoup de Libanais, mes études scolaires étaient en français bien que dans mon high school, c'était une école américaine, International College qui est affiliée à l'American University of Beirut. Mais comme toutes les écoles, il y avait une section française, section anglaise. J'ai fait toute mon école en français. Et puis...mais ce qui me distingue un peu c'est que ma mère en fait avait 30 ans quand elle a quitté l'Australie pour le Liban. Alors, mes grands-parents maternels ont quitté Santo Domingo, Saint-Domingue dans les années 1920, ils ont quitté Saint-Domingue et ils sont allés en Australie. Et ma mère a vécu en Australie. Elle parlait l'anglais, mais elle est allée au Liban, son pays pas vraiment d'origine, comme elle était née à Saint-Domingue, le pays d'origine de ses parents. Elle a rencontré mon père et est restée au Liban et donc j'ai vécu au Liban. Mais j'avais un passeport australien. Et elle ne parlait pas français, elle parlait l'anglais. Et donc, oui, on peut dire que j'ai été toujours trilingue et j'ai continué à travailler en français et en anglais quand j'ai fini mes études scolaires et j'ai commencé l'université. Mais dès que j'avais commencé mes études, la guerre civile au Liban a commencé en 1976, 1975-1976 et comme j'avais un passeport australien, j'ai quitté pour l'Australie. Mais je suis retourné faire des études à Nice, en France. Et puis, j'ai développé un intérêt pour les travaux de Pierre Bourdieu, qui m'a invité pour un post-doc puis pour venir visiter au passage son laboratoire. Et comme ça, j'ai pu continuer à travailler en français en même temps qu'en anglais. Et l'arabe, j'avais une relation plutôt coloniale à l'arabe. Comme beaucoup de Libanais, je pensais que c'était une langue inférieure et je ne l'utilisais pas beaucoup. En fait, j'ai redécouvert mon arabe pendant que je faisais mes études de doctorat. 

Laura [00:08:05] Est-ce qu'on pourrait parler un peu du travail de doctorat? Je sais que ça remonte dans le temps. On ne rajeunit pas, n'est-ce pas? Et puis, peut-être que ce n'est pas d'hier, mais c'est quand même très intéressant étant donné que, tu me diras si j'ai raison, mais dans ce travail qui consistait à étudier, à travailler auprès des Libanais chrétiens pendant la guerre civile et l'appartenance et l'influence peut-être de la religion dans le développement communautaire, les liens communautaires. Mais il me semble...est-ce que j'ai raison de dire que c'est de là où tu as vraiment pris la décision dans le travail scientifique, de travailler pour et du côté des minorités, des populations minoritaires, ceux et celles qui vivent une minorisation?

Ghassan [00:09:01] En fait, peut-être que c'est le contraire, c'est-à-dire travailler avec les chrétiens libanais. Je suis chrétien libanais, mais les chrétiens libanais en 1975-76, quand j'ai quitté le Liban, n'ont jamais eu une expérience d'eux-mêmes comme une minorité mais plutôt, ils avaient une expérience d'eux-mêmes comme étant la force majeure au Liban. Mais c'était une force majeure dominante qui avait peur d'être minorisée. C'était l'expérience qu'on avait et donc oui, dans ce cas, je peux dire que j'ai développé en travaillant sur mon doctorat, une tendance à travailler avec des gens qui se croient supérieurs, des gens avec qui je n'ai pas beaucoup de choses en commun politiquement et même que je trouvais antagonistes politiquement et je l'ai fait en travaillant avec les suprémacistes blancs. Donc, on peut dire que j'ai développé une expertise à faire des études avec des gens que je n'aime pas politiquement. Bien que j'aie étudié le racisme, le colonialisme, mais je l'ai toujours étudié plutôt de la perspective de ceux qui sont racistes plutôt que l'expérience de ceux qui sont subjugués eux-mêmes. 

Laura [00:10:54] Et finalement, c'est ton travail dans La nation blanche, donc je disais tout à l'heure c'était ton livre, c'était le corpus de travail qui a été le plus influent, pour ne pas remettre les travaux en rang et tout ça. Mais c'est très influent quand même. C'est un livre qui a été écrit il y a 20 ans, repris par des citoyens et citoyennes à travers le monde, je pense. 

Ghassan [00:11:21] Oui, c'est vrai bien que je dois dire que c'est très intéressant parce que j'ai commencé à travailler sur les questions du racisme et du culturalisme en Australie pendant que je terminais mon doctorat sur les forces libanaises. Et ce qui était intéressant pour moi et ce qui est devenu très intéressant, c'est que j'ai utilisé beaucoup de théorisation, que j'étais en train de travailler avec...pour comprendre le racisme relié au Liban et j'ai pu transférer, si vous voulez, ces théorisations pour comprendre la suprématie blanche et les formes diverses qu'elle prend en Australie. Et ce qui a peut-être aidé à donner à ce livre un angle qui est un peu différent, si vous voulez, à cause de cette comparaison interculturelle. En tout cas, il n'y a pas beaucoup de gens qui travaillent sur la suprématie blanche et pensent que cette suprématie comme étant possible dans des contextes non-européens, non-américains, etc. Donc ça a donné un angle un peu différent. 

Laura [00:13:03] D'accord. Moi, j'aimerais bien qu'on discute, avec le temps que nous avons, de tes derniers livres. J'ignore comment, finalement, tu as réussi à faire publier trois livres dans une seule année. Mais bravo, chapeau! Il y a trois livres qui ont finalement vu le jour durant la pandémie et qui ont été publiés en 2021, dont 2 monographies et une collection qui est dirigée. Est-ce qu'on pourrait, pour structurer l'échange un peu, est-ce qu'on pourrait parler du premier? 

Ghassan [00:13:42] Premièrement, j'aimerais professionnellement être clair que si j'ai le temps d'écrire, c'est parce que je suis un professeur désigné comme « Research Professor » et ça fait plus de 15 ans que je n'ai pas concentré mon énergie ni sur...les questions bureaucratiques dans les universités. C'est-à-dire, j'ai eu la chance d'avoir ce poste qui me permettait de complètement me concentrer sur la question de recherche. Donc, ce n'est pas quelque chose de supérieur que... j'aimerais bien dire ça parce que autour de moi il y a toujours mes collègues qui sont en train d'essayer d'écrire et je n'aime pas, c'est-à-dire, que ce soit voulu, que je suis quelque chose de supérieur parce que je ne travaille pas autant qu'en tant d'enseigner, mais surtout à devenir un sujet bureaucratique comme toutes les personnes que je connais qui sont en train de travailler dans les universités. Alors j'ai cette chance et je ne peux pas dire non, mais en même temps, je ne peux pas dire que c'est parce que je suis spécial ou quelque chose comme ça. J'ai le temps, donc j'écris. Et maintenant pour le contenu de ce livre Decay...comment vous l'avez traduit Decay

Laura [00:15:24] Ah oui, il faudrait que je précise moi je...dans l'introduction, j'ai traduit c'était une libre traduction de l'anglais comme les auditeurs, les auditrices sont francophones, tout ça, je me suis permis une libre traduction. J'ai traduit Decay, donc qui est paru en 2021 chez Les Presses de l'Université Duke, en anglais, « decay » en anglais est pourriture. Ça pourrait aussi être les générations... 

Ghassan [00:15:50] Je ne crois pas qu'il y ait un bon concept, c'est-à-dire il y a tellement de concepts qu'on peut utiliser pour traduire « decay ». Oui, j'en ai parlé avec quelques personnes, ça fait un mois ou deux mois et je tiens à dire j'ai préféré...mais je crois que pourriture, ça va, mais le concept de la carie comme question de carie dentaire, etc. Mais oui, je me demande si Decay serait traduit en français, ça serait intéressant de voir comment, ce qu'on va arriver comme titre, que ce soit pourriture ou carie. Mais en tout cas, le concept de « decay » lui-même est intéressant et évocatif et ouvre une fenêtre, si vous voulez, ou un angle sur le social qui n'est pas ouvert d'habitude et c'est ce que j'ai fait dans toute une série de travaux. Ça faisait partie de mon travail en fait à l'Université de Melbourne. Ce que je faisais, c'est que je payais des bulles académiques antibureaucratiques en essayant d'en faire un concept. Alors, j'ai offert le concept « whiting », « responsability », responsabilité et ce que je fais, j'offre le concept à mes collègues et je leur dis, je me moque complètement de ce que vous êtes en train de rechercher empiriquement spécifiquement. Si le concept vous fait rêver, je vous offre quelque chose, un angle nouveau sur votre recherche, etc. Venez avec moi, on va faire une aventure d'écrire ensemble sur ce sujet. Donc j'ai fait un volume et c'était un très beau processus. J'aime en parler parce que c'était vraiment un processus anti-néolibéral dans le sens que on se rassemblait. Il y avait les gens qui me disait « c'est la première fois que je suis en train de m'asseoir sur la table avec mon collègue qui son bureau est près de moi, mais on n'a jamais discuté de cette façon intellectuelle d'une façon approfondie. On s'assoit etc. ». Donc c'était bon comme ça. Mais en même temps aussi, j'ai essayé quelque chose de bien organisé, c'est-à-dire les gens avaient à produire 500 mots, puis    1 000 mots, puis 2 000 mots, puis 3 000 mots. Puis on est allé en retraite pour une semaine et j'ai invité le « publisher » de l'Université de Melbourne pour la première fois. Elle est venue et on a travaillé et l'éditeur de l'Université de Melbourne travaillait avec nous. Et à la fin de la semaine, le volume était prêt, c'est-à-dire d'accepter de le donner à l'éditeur, elle le prend et c'est publié. Ce procédé...c'était vraiment bien surtout pour mes collègues qui étaient un peu jeunes et qui voulaient publier. Donc, il y a plusieurs volumes que j'ai produit comme ça. Et Decay, c'est le dernier, mais je crois un des meilleurs en termes de vraiment la richesse ethnographique et la portée du concept et son poids. J'aime bien ce livre moi-même parce que je crois qu'il y a une grande tendance dans...une tendance spinoziste toujours parler de l'énergie de vivre, l'énergie de vouloir vivre, la vitalité, les valeurs, etc. La force de la vie, oui. Il y a beaucoup de travaux qui prennent ce concept qu'on a de Spinoza ou l'idée qu'on peut se préserver dans la vie et essayer etc. Mais il n'y a pas beaucoup, même des travaux sur les vieux et les vieilles personnes. C'est toujours à propos de comment ils sont ou elles sont des réfugiés qui essaient de s'établir etc. Il y a toujours cet élément que je comprends bien et je veux bien participer moi-même, ce désir de voir comment les gens essayent de survivre à des conditions qui sont mauvaises, etc. Mais personne n'aime parler du fait que, en fin de compte, oui, on est en train de pourrir, on est en train de...oui, il y a beaucoup de travaux structurels sur les questions d'évolution des structures, mais pas en termes de, comme je dis dans le livre, parler de « decay », parler de pourriture, ce n'est pas simplement parler « entropy », entropie. Parce que la pourriture, ça sent. Ce n'est pas à propos de quelque chose qui est en train de devenir, de se décomposer visuellement ou techniquement, et aussi ça produit des sensations ce dont les ethnographies qui veulent travailler avec le « decay ». Ça met tous nos sens dans cet ancrage. Et donc, c'est très beau, les divers chapitres sont vraiment intéressants. Une de mes collègues, Debra McDougall, a fait un travail vraiment intéressant sur le fait qu'elle travaille dans un village à Papua New Guinea et dans ce village, comme beaucoup de gens, leur valeur est représentée par des métaux qui ne pourrissent pas, qui ne craignent pas trop vite comme l'or, l'argent, etc. C'est ce qui représente l'or et l'argent, ça decay slowly, lentement le processus de décomposition. Et ce qui se décompose vite, c'est justement la pourriture, les déchets, etc. Pour eux, nos valeurs sont éternelles, etc. Nos déchets sont quelque chose qui pourrit et disparait. Mais ce qui arrive quand le plastique commence à arriver dans ce village, c'est que premièrement dans le plastique, il y a beaucoup de choses sucrées, les enfants commencent à avoir des caries dentaires, mais plus spectaculairement les villageois commencent à voir comment c'est leurs valeurs qui sont en train de se décomposer. Et la pourriture qui est maintenant du plastique, ça ne pourrit pas. Donc, il y a un renversement cosmologique complet qui arrive à capturer d'une façon très intéressante, ce qui arrive de la crise écologique. Notre inhabilité à décomposer nos déchets, notre pourriture...notre pourriture qui ne pourrit pas.

Laura [00:24:44] La semaine dernière, afin de préparer cette entrevue, cette discussion, j'ai fait de l'écoute de plusieurs podcasts que tu as donnés en Australie ces dernières années, ces derniers mois plutôt, et ce qui m'a frappée, c'est...et peut-être que tu me diras si c'est le sujet d'un chapitre dans cette collection-là, Pourriture ou Decay...la manière dont les médias représentent les migrants. On entend les discours, on les voit à la télévision, on voit personnes, on voit corps être refoulés, être dénoncés, déportés, intégrés tout ça, un cycle de mouvement. Mais tu as dit que la façon dont la conscience collective, quelque part, conçoit le migrant, le corps du migrant équivaut au déchet, aux déchets, le corps admissible à rejeter. 

Ghassan [00:25:49] Non seulement à rejeter, c'était surtout...je crois que ce dont vous parlez c'est à propos de mon livre Is Racism an Envrionmental Threat? qui a été traduit en français comme Le loup et le musulman. Dans ce livre, j'étudie les modes de classification raciste, les modes de classification de la nature et ce livre commençait justement en remarquant quelque chose...ça ne marche pas très bien en français remarquant quelque chose...remarquable, mais c'est ce que je veux dire. J'ai remarqué que la façon dans laquelle le gouvernement australien classifie, était en train de classifier « live »…je ne sais pas comment ça se dit en français « live », c'est-à-dire devant nous, ça se déroulait devant nous quand les bateaux des demandeurs d'asile arrivaient sur la mer. Et ils étaient classifiés comme...et le gouvernement utilisait parfois les mêmes mots, les mêmes concepts, les mêmes images, comme s’ils étaient en train de parler de ces agglomérations de plastique dans l'océan. Vous savez ces grandes surfaces de plastique qui étaient des surfaces de déchets, mais ce n'est pas seulement des déchets. Ce qui est important-là, ce sont des déchets desquels on ne peut pas se débarrasser, ce qui, justement, représente la crise écologique. Les déchets qu'on ne peut pas se débarrasser...de cette même façon, j'ai commencé à voir en effet que les demandeurs d'asile constituaient une crise justement parce qu'ils étaient classifiés, ils parlaient par les racistes comme « leftovers ». Qu'est-ce qu'on dit en français pour « leftover »? 

Laura [00:28:02] Les restes...on pourrait dire les restes. 

Ghassan [00:28:02] Oui, des restes, des produits qu'on ne peut pas se débarrasser. Et c'est là le problème parce que l'imaginaire domesticateur, dominant, n'a pas de problème avec les déchets. Mais les déchets qui nous inondent, ça devient un problème. C'est donc là l'image raciste qui a dominé la question des demandeurs d'asile. 

Laura [00:28:41] Quand je pense à l'Australie, je pense aussi aux prisons migratoires, n'est-ce pas, qui ne sont pas sur la terre ferme australienne, mais qui sont dans d'autres pays, mais aussi dans différentes îles qui sont tout au long des côtes australiennes. Je pense aux réflexions et puis, quand je pense à l'Australie et le migrant, je pense tout de suite à l'archipel, la série de prison, qui sont conçus pour enfermer, priver, refouler, intégrer parfois, mais pas toujours ou du moins garder des êtres humains qui sont venus d'ailleurs, qui n'ont pas fait de crime, qui ne sont pas criminels, mais qui arrivent non sur la terre ferme australienne, mais sur la série d'îles qui sont tout au long des côtes des rives d'Australie. 

Ghassan [00:29:38] Oui, ce qui m'a fait poursuivre les lacunes sur les cages, l'histoire des cages. Une histoire très intéressante parce que dans l'histoire, les cages, les premières cages d'oiseaux avaient un grand problème. C'était que quand on mettait un oiseau dans une cage, c'était pour valoriser bien sûr l'oiseau. On aime regarder, on aime le son de l'oiseau etc. Mais l'oiseau n'aimait pas sa cage et il commence à voler et frapper les surfaces de la cage. Pour longtemps, les oiseaux mourraient dans leurs cages et c'est devenu un problème technique. Comment encager les oiseaux sans leur donner la sensation qu'ils sont encagés pour que, justement, ils ne se suicident pas dans leurs cages, si vous voulez. Et alors, on a une longue histoire de savoir que si l'on met...il y a des cages qui sont désignés à tuer les gens qu'on encage parce qu'on sait très bien qu'il y a des cages dans lesquelles maintenant, on peut mettre quelque chose de valeur qu'on valorise pour laisser ce qu'on encage vivre longtemps. Donc, c'est un choix comment on encage. Et ce qui définit les façons, les stratégies d'engagement australien, c'est justement c'est une technologie de meurtre. Ce n'est pas une technologie de préserver ce qu'on est en train d'encager, ce qui est vrai des « asylum seekers » et vrai aussi des indigènes australiens. 

Laura [00:31:31] Comment en tant qu'intellectuel, de scientifique, de professeur, de mentor, comment tu agis dans le public, dans les discours publics, médiatiques, parce que tu as tout un parcours. Je disais au début, tu as participé quand même dans les débats de société...bon ça fait plusieurs années, ça fait plusieurs décennies que tu interviens sur les thématiques le racisme, le colonialisme, à travers les idées, les concepts que tu avances peut-être. En ce moment, quelles sont tes interventions dans le champ de la pensée de monsieur et madame Tout le monde? Le grand public, donc, ça veut dire...bon, j'essaie d'avoir peut-être un portrait d'un intellectuel qui est voué au changement, transformation sociale... 

Ghassan [00:32:21] Oui, bien sûr que comme beaucoup de gens, j'aime bien voir un changement social. Mais j'aime aussi voir un changement dans les forces qui veulent du changement social. Donc, j'essaie toujours personnellement, je n'essaie pas d'être prescriptif, quelque chose comme ça. C'est ce que je préfère moi-même. Je m'attends toujours à une certaine question qui est en quoi ma participation change quelque chose. C'est-à-dire il y a des intellectuels qui donnent des munitions, si vous voulez, à des forces. Il y a des intellectuels qui donnent des munitions aux forces gouvernementales. Il y a des intellectuels qui sont du côté des opprimés, etc. Mais je me demande toujours est-ce que, surtout les activistes, il y a pas mal d'activistes autour de moi et ils sont très compétents ou elles sont très compétentes. Et est-ce qu'ils ou elles ont vraiment besoin de moi dans leur activisme. Est-ce que ma fonction est simplement de formuler d'une façon plus intellectuelle ce qu'ils ou elles sont en train de formuler d'une façon pratique? Pour moi, ce n'est pas quelque chose qui vaut la peine...Ça veut dire je n'aime pas juste reformuler ce que les antiracistes et les féministes, etc. d'une façon qui est plus intellectuelle. Ce que j'aime, c'est-à-dire j'ai une fantaisie de moi-même que j'aime, que quelqu'un qui est en train de me lire, s'arrête un peu et pense à ce qu'il ou elle sont en train de faire et que ce que j'ai écrit leur fait penser même pour une façon très très minime, mais intervient d'une façon qui fait une différence dans leur mode de pensée. Alors, c'est pourquoi j'aime bien être pour les forces de changement, mais j'aime aussi garder ma distance critique et garder quelque chose peut-être contre les intellectuels c'est-à-dire j'ai un travail à faire, je ne suis pas un activiste. Mon travail est, je suis payé par l'université, bien que je ne sois pas en train de faire de performance super bureaucratique comme on a parlé. Mais l'université me paye quand même et c'est mon travail et donc j'ai un sens vraiment professionnel dans mon travail. Et j'aime penser que ma profession est quelque chose...j'aime lutter pour que ma profession soit quelque chose qui a une valeur, parce que c'est dégoûtant de le dire, mais parfois valoriser la profession académique se fait contre l'université et non pas l'université n'est pas une institution, bien que les académiques font partie de l'université, on ne peut pas dire que les universités en général fonctionnent d'une façon qui valorise la profession académique. Et donc c'est une lutte, c'est une lutte de valoriser la profession académique, une lutte contre l'institution qui nous entoure, ce qui est un peu absurde, mais c'est ce qui se passe. En tout cas, je ne sais pas si chez vous c'est la même chose, mais je serais surpris si ce n'est pas la même chose, comme c'est un peu comme ça partout. Donc cette valorisation du travail académique est aussi une valorisation d'une différence politique. Valoriser le travail académique, c'est dire qu’il y a beaucoup d'académiques qui sont décoloniaux, des féministes, etc. Mais il faut savoir en fin de compte si tout ce qu'il y a dans être académique, c'est être politique. Peut-être que je me permets de le dire parce qu'il n'y aura personne qui m'accusera de ne pas être politique, donc mais j'aime penser cette question, c'est-à-dire oui, on est ok...En anthropologie, dans l'histoire de l'anthropologie, on a des histoires qui mettent en valeur...dévalorise plutôt au contraire, dévalorise les anthropologues qui ont travaillé avec la CIA, qui ont contribué au colonialisme, etc. Bon, donc, moi, je ne veux pas contribuer au gouvernement, je ne veux pas contribuer au colonialisme, je veux contribuer à la décolonisation et contre le gouvernement, mais ce n'est pas un très bon critère intellectuel de dire c'est ok d'être politique si notre politique est bonne. Donc, c'est quoi le critère justement qu'on est en train d'utiliser pour valoriser la profession académique? C'est un critère. On valorise être académique parce qu'on est du bon côté politique, je ne crois pas que c'est une bonne idée de valoriser la profession de cette façon quand il faut quelque chose d'interne à la profession elle-même. Il faut dire, il y a quelque chose de spécifiquement, quelque chose de spécifiquement académique qu'on est en train de produire, que l'activiste, le politicien, la politicienne ne sont pas en train de produire et qui fait une différence. Et donc, c'est là un travail très important. Comment est-ce politique, mais ne pas être défini simplement politiquement, car ce n'est vraiment pas une bonne idée. Justement, dans ce contexte où les institutions travaillent contre...pour notre dévalorisation, on ne va pas contribuer en plus, faire leur travail un peu plus aisé en dévalorisant nous-mêmes, voilà. 

Laura [00:39:16] Ce que je...je veux bien peut-être au début à dire la raison pourquoi je voulais t'inviter pour faire partie de ce projet politique en fait, c'est parce que si on fait, si mes collègues et moi faisons ce projet de podcast, oui depuis le COVID tout le monde se jette à faire des podcasts mais on a pris la décision de faire un espace intellectuel au sein de notre univers qui est copie conforme au système qui fonctionne en Australie. Voilà donc les relations académiques, les relations de pouvoir dans les universités sont assez similaires. Donc, nous avons pu construire par volonté collective de faire un espace pour échanger avec des penseurs qui nous branchent, qui nous allument, qui nous intéressent. Ça fait que les idées soient connues. Ton travail m'inspire justement parce que tu travailles des sujets, je ne peux pas dire tabou, mais des questions fondamentales d'ordre existentiel sur le plan humain, mais sur le plan de l'environnement donc notre patrimoine collectif, comme personnes et êtres vivants sur la planète Terre. Mais ce que tu fais donc tu proposes des concepts, tu tires beaucoup de l'imaginaire, des fantasmes et tu proposes des pistes de réflexion qui sont nouvelles, qui sont inspirantes. À titre d'exemple, ton livre Waiting donc attendre ou l'attente, publié en 2009. Je me suis beaucoup servie de ces idées-là, j'ai beaucoup creusé dans le contexte de mon travail sur le système d'immigration canadien. Et là que...un de tes trois livres qui sont sortis l'an dernier, le Decay ou la Carie que je n'ai pas encore lu mais j'ai l'impression que ça va me donner des outils et des concepts à travailler et un langage aussi pour m'exprimer dans le travail. Et ce qu'on peut apprendre aussi de ton travail c'est l'aspect collectif, collaboratif donc tu as parlé du processus aussi, comment vous avez travaillé en équipe pour finir le volume. Si c'est un projet intellectuel et d'équipe, finalement, d'échange, basé sur l'échange, basé dans les idées, pour en créer d'autres. Donc, voilà, je te remercie. On pourrait peut-être terminer par un petit brin d'échange sur le troisième dans la série de livres L'Alterpolitique. Finalement, L'Alterpolitique : anthropologie critique et imaginaire radical c'est un livre qui a été écrit en 2015 en anglais, mais il a été traduit...sa traduction française est parue l'an dernier aux éditions EuroPhilosophie Toulouse. Et là, c'est radical. Tu plaidoies en faveur d'une conception autre du monde et tu proposes une façon de faire qui n'est pas en opposition, mais qui soit des politiques alternatives ou la façon de faire de l'activisme vers le changement social préalable. Voilà. 

Ghassan [00:42:47] Oui, c'est-à-dire pour préciser, j'essaye justement de ne pas créer un dualisme entre la politique d'opposition et la politique alternative. Mais justement, c'est-à-dire on peut le faire d'une façon presque magique et juste pour dire que pour moi cette question de l'alternative me vient d'une expérience de l'histoire de l'anticolonialisme au Moyen-Orient et le fait que l'anticolonialisme a produit des régimes qui n'ont pas été, disons, satisfaisants. Et le fait que ces forces étaient anticoloniales, c'est très bon, on ne veut pas du colonialisme. Mais comme quoi la question de ce qu'ils doivent être a été laissée pour après. On n'a pas le temps de penser ce qu'on veut être alors qu'on est en train de lutter contre. Et si quelqu'un est en train de lutter contre quelque chose et vous voulez leur parler, leur dire vous pensez comment vous allez changer les choses, mais ils vous disent « écoutez, je n'ai pas le temps, ces intellectuels qui veulent parler, moi, maintenant, il y a quelque chose de sérieux, je suis en train de lutter contre l'ennemi et il n'y a pas le temps ». Et justement, il n'y a pas le temps de penser à l'alternative, veut dire qu'il n'y aura pas d'alternative. La question est vraiment comment faire d'insérer la question de l'alternative dans la lutte elle-même? Ça alors, ce n'est pas une question de penser l'alternative plutôt que la lutte. C'est plutôt une question de bien sûr qu'il faut lutter, mais c'est une question que l'alternative soit intégrale à la lutte et non pas un                     « afterthought », c'est-à-dire quelque chose d'après. C'est justement tout le livre est à propos de ça. Et à propos de voir, mais aussi à propos de voir comment ces questions d'alternatives ne se font pas intellectuelles. Ce n'est pas une question de dire que l'alternative, c'est je propose cette idée bla bla bla, c'est plutôt que l'intellectuel, le travail académique justement, etc. est de voir comment dans quelque chose qui apparaît homogène, il y a des fissures réelles où une alternative existe déjà. 

Laura [00:45:41] Nous allons devoir nous quitter. On entend enfant ou parenté derrière. Nous avons parlé pendant très longtemps et je te remercie beaucoup Ghassan Hage, professeur en Australie. Et puis, au nom des auditeurs, des auditrices aussi, un grand merci d'avoir partagé tes idées avec nous ce soir. Et puis, on va espérer te recevoir à Toronto, peut-être à notre labo de recherche si jamais le moment est opportun.

Ghassan [00:46:18] J'espère bien et merci bien de m'avoir dans votre podcast. 

Laura [00:46:23] Merci, merci beaucoup. Ok, au revoir. 

Joey [00:46:28] Vous avez aimé cet épisode? Faites-nous part de vos commentaires sur les réseaux sociaux ou par courriel à crefo.oise@utoronto.ca