Quoi de neuf ?

Italie noire : centrer « la race » dans les activités de réforme sociale ?

October 03, 2022 Season 3 Episode 10
Quoi de neuf ?
Italie noire : centrer « la race » dans les activités de réforme sociale ?
Show Notes Transcript

Dans cet épisode,   Laura Bisaillon, membre du CREFO, rencontre Angelica Pesarini, professeure adjointe à l'Université de Toronto

Madame Angelica Pesarini est sociologue et professeure adjointe à l’Université de Toronto. Elle mène des recherches sur le colonialisme, le genre et la production des connaissances racialisées du discours politique sur l’immigration, en particulier en Italie. Elle est diplômée d’un doctorat interdisciplinaire de l’Université de Leeds en Grande Bretagne pour sa thèse qui portait sur les appartenances identitaires des femmes noires métisses en Italie coloniale et postcoloniale. Elle a participé à l’ouvrage collectif intitulé The Black Mediterranean (La Méditerranée noire) (2021) publié en anglais qui repense la soi-disant « crise » migratoire européenne à travers le prisme du concept de la Méditerranée noire.  

Joey [00:00:00] Dans cette troisième saison, Laura Bisaillon, membre du CREFO, et ses invités discuteront du thème de la production et de la diffusion des connaissances sur les mobilités, les francophonies, la minorisation, le corps et l'État dans les divers contextes du monde. Dans cet épisode, elle rencontre Angelica Pesarini, professeure adjointe à l'Université de Toronto. 

Angelica [00:00:21] L'Italie est aussi noire et aussi métisse et aussi racialisée. Il y a des Italies, il n'y a pas une Italie. Il y a des Italies qui vivent ensemble. 

Joey [00:00:32] Bienvenue à Quoi de neuf!

Laura [00:00:49] Alors un beau bonjour aux auditeurs et aux auditrices du podcast Quoi de neuf? Les Cafés du CREFO. Je suis l'animatrice Laura Bisaillon et aujourd'hui, j'ai le grand plaisir de recevoir madame Angelica Pesarini. Madame Pesarini est sociologue et professeure adjointe à l'Université de Toronto. Elle mène des recherches sur le colonialisme, le genre et la production des connaissances racialisées du discours politique sur l'immigration, en particulier dans le contexte italien. Elle est diplômée d'un doctorat interdisciplinaire de l'Université de Leeds en Grande-Bretagne pour sa thèse qui portait sur les appartenances identitaires des femmes noires métisses en Italie coloniale et post-coloniale. Elle a participé à l'ouvrage collectif intitulé The Black Mediterranean: Bodies, Borders and Citizenship, la Méditerranée noire : Corps, frontières et citoyenneté, publié chez les éditions Palgrave MacMillan à Londres en 2021, en anglais. Ce livre-là repense la soi-disant crise migratoire européenne à travers le prisme du concept de la Méditerranée noire. Elle est aussi traductrice. Elle a co-traduit de l'anglais à l'italien le livre The Undercommons: Fugitive Planning and Black Study, publié chez les éditions Archive Books en 2020, et le livre Blues Legacies and Black Feminism, qui est sous presse et à paraître cette année. Alors soit la bienvenue, la professeure Pesarini aux ondes de Quoi de neuf? Les cafés du CREFO. 

Angelica [00:02:35] Merci beaucoup. 

Laura [00:02:37] Tu es polyglotte, tu parles plusieurs langues, tu parles l'anglais, l'italien et le français. Est-ce que tu pourrais, s'il te plait, nous parler de ton parcours linguistique et géographique? 

Angelica [00:02:50] Alors tout d'abord merci, Laura, pour m'avoir ici dans Quoi de neuf. Ça fait très longtemps que je ne parle pas français, donc on va voir qu'est-ce que je vais faire.

Laura [00:03:03] C'est bien commencé, c'est bien parti. 

Angelica [00:03:05] OK, d'accord, merci. Mon parcours linguistique et géographique...alors, il semble que j'ai un rapport assez particulier avec les langues et surtout les accents parce que j'ai une facilité d'apprendre langue et accent. Et les accents surtout, je les perds et je les prends très facilement. Alors je suis née à Rome, mais j'ai vécu toute mon adolescence en France. Adolescence dans une petite ville dans le nord de l'Italie [...] qui est située dans la région d'Émilie-Romagne, où il y a un accent très précis qu'on reconnaît tout de suite. Et donc, j'avais cet accent, il était très très marqué et après mes parents, j'avais 16/17 ans et ils ont déménagé dans l'Italie de l'Ouest, donc à côté de Nice. Et donc là, j'ai complètement perdu mon accent. Là, quand je parle italien, mon italien, il est totalement neutre. Les gens souvent me demandent mais tu viens d'où parce que je ne comprends pas mon accent. Il n'y a pas des indications, il est Centre-Nord mais bon. Et j'ai vécu en Angleterre pas mal d'années, mais avant d'aller en Angleterre, j'ai vécu pas mal d'années en France, donc c'est pour ça que je parle le français. J'ai fait ma troisième année, la licence, à l'université Paul-Valéry de Montpellier dans le projet Erasmus. 

Laura [00:04:51] Ah! Je ne savais pas. 

Angelica [00:04:53] Et le français c'était un peu la langue du cœur parce que mon partenaire de l'époque était français. Donc j'habitais en France, on avait une maison et donc le français...voilà, c'est pour ça qu'il est devenu une part de moi. Mais bon, après, les histoires terminent, mais les langues, elles, restent. Et donc j'y suis allée à… et les accents aussi, là mon français, je ne sais pas quel accent j'ai. À l'époque, c'était un accent du Sud. Je ne sais pas si c'est toujours le cas. Mais bon, après, je suis allée en Angleterre et quand je suis arrivée en Angleterre, tout le monde croyait que j'étais française, personne ne me croyait quand je disais que j'étais italienne parce que mon accent...Quand je parlais anglais, je parlais anglais avec un très très fort accent français. Et voilà personne me croyait. Et après, après, j'ai commencé à parler mieux l'anglais. Et là, voilà c'est l'anglais, ma langue. Donc tu vois, c'est tout mélangé. Là, je vis à Toronto, mais je vois que le français, là, il est en train un peu de retourner parce que tout est bilingue. Donc j'ai remarqué que quand je lis par exemple les instructions pour cuisiner les trucs, c'est en français que je lis naturellement, pas en anglais. C'est bizarre, c'est bizarre. Donc voilà, j'ai voyagé beaucoup, j'ai vécu dans pas mal d'endroits et les langues, voilà, sont une partie de moi. 

Laura [00:06:31] Et tu sais, on ne s'attendait pas forcément à parler de ça mais la première entrevue que j'ai fait cette saison, c'était avec une sociolinguiste du Nouveau-Brunswick, professeure émérite Annette Boudreau, qui nous parlait d'un concept bien intéressant qui s'appelle l'insécurité linguistique. C'est à dire que, au niveau de son accent, au niveau des mots qu'on maîtrise ou maîtrise pas, la façon dont nous sommes lus ou compris par nos interlocuteurs, tout ça a un effet sur nous. Toi qui as tant voyagé et tant vécu dans différentes déjà régions d'Italie ou différents pays, l'Angleterre, la France aussi, as-tu une relation de confort ou de déconfort avec la façon dont lorsque tu parles l'italien, lorsque tu parles français, tu ressens des effets de comment les gens te conçoivent? 

Angelica [00:07:27] Oui, absolument. En fait, en France, quand je parlais, les gens, « native speakers », ils comprenaient tout de suite que je n'étais pas native speaker. Et donc je n'étais pas vue comme française. En Angleterre, pareil quand je parle l'anglais au dehors de l'Angleterre, les gens me disent wow ton accent est so British English! Mais bon, en anglais, ils ne diraient jamais ça de moi, parce que dès que j'ouvre ma bouche, même quand je say hello, ils savent déjà que je ne suis pas Anglaise. Et en Italie aussi les gens me demandent mais tu viens d'où parce que j'arrive pas à te donner une étiquette sur toi. Donc ça c'est une constante de ma vie que les gens veulent me mettre un label, mais ils n’y arrivent pas et donc ça crée toujours beaucoup de questions, souvent pas très... 

Laura [00:08:26] Délicates, peut-être des questions indélicates? 

Angelica [00:08:29] Oui, oui parce que c'est toujours des questions non réciproques. Les gens me posent des questions, en Italie par exemple, mais tu viens d'où? Comment ça se fait que tu parles bien l'italien? Mais je ne demande pas le même, quand je connais quelqu'un, je demande pas pourquoi tu parles l'italien ou tu viens d'où vraiment. Mais je reçois toujours ces questions par un nombre de facteurs. Je ne suis pas blanche et donc en Italie, pour être Italien, tu dois être blanche indirectement et par un facteur linguistique, j'ai l'accent, mais tu ne sais pas d'où je viens parce que l'accent n'est pas très clair. Donc oui, ça fait partie de moi, je pense. Des fois, ça me dérange, d'autres fois je vois que c'est une curiosité de me connaître mieux, donc voilà, ça dépend des situations et de l'intention derrière la question. 

Laura [00:09:23] Oui. Et puis c'est davantage puisque tu es sociologue, moi aussi, il y a une part affective, c'est ça. On vit, on vit ces choses-là, linguistiques et raciales aussi. Mais ça rentre souvent dans nos analyses, dans nos analyses sociologiques, dans les questions qu'on se pose, qu'on se fait poser et qu'on aborde dans notre travail. Alors faisons le pont avec ton travail, mais commençons déjà...J'aimerais que tu me parles de tes influences intellectuelles et culturelles aussi sur ta personne. 

Angelica [00:10:02] Alors, disons que j'ai commencé en étudiant l'anthropologie à Rome. Je passais, quand j'avais 18 ans comme je te disais, je suis allée en Angleterre seulement pour six mois mais c'était une expérience qui m'a changé un peu la vie je dirais parce que j'ai vu un monde que je ne connaissais pas. Je venais d'une Italie blanche où je ne me voyais pas représentée ou considérée comme Italienne. Et après, je vais à Londres dans cette multicultural, global cité, ville. Et donc.... 

Laura [00:10:44] Oui, métropole. Immense, immense ville.

Angelica [00:10:47] Si. Et donc ça, ça a vraiment...m'a changée, a changé beaucoup les perspectives que je peux avoir sur moi, sur ma vie. Donc je suis rentrée en Italie. J'ai commencé à étudier l'anthropologie. Disons, j'ai fait ça pour cinq ans et à la fin de mes cinq ans, je me suis rendu compte que j'avais un intérêt sur quelque chose auquel je n'arrivais pas à mettre un nom. Donc c'était des disciplines qu'en Italie on n’étudie pas, mais qui m'intéressaient et c'était les études du genre, Gender Studies et Critical Race Theories, les études critiques sur l'idée des races. Et donc voilà, je suis allée en Angleterre pour faire mon master et je pensais travailler dans le International Development mais bon, là j'ai compris que ça c'est un peu problématique pour moi comment il a été conçu. Mais j'ai vraiment bien aimé la phase des recherches et donc sans l'avoir prévu, j'ai commencé un doctorat de recherche à l'Université de Leeds, dans le nord de l'Angleterre. Et là, j'ai commencé à étudier l'histoire du colonialisme, une histoire qui fait partie aussi de ma famille parce que ma famille est originaire de cette période-là, au début des années 1900. Et je me suis rendu compte que je ne savais rien de cette histoire parce que à l'école, en Italie, on n’étudie pas ça. Tu vois trois lignes dans une page dans laquelle on te dit que l'Italie, c'était pas brutal, comme la France ou l'Angleterre, que l'Italie a amené la civilisation en Afrique, que les Italiens ils ont construit des routes, des hôpitaux. Ça, c'est déjà beaucoup. 

Laura [00:12:40] C'est un discours très, très, très courant en Italie. 

Angelica [00:12:44] Oui, et il y a toujours cette idée très romantisée et donc il y a cette vision de l'Italien, en Italie on dit Italiani brava gente, les Italiens de bonnes personnes, des gens de cœur en Afrique. Et j'ai étudié ça pendant un an. Et donc j'ai commencé à apprendre tous les crimes, toute la violence de l'entreprise coloniale en Afrique par les Italiens. Et après je suis partie pour faire ma recherche sur le terrain et donc j'étais intéressée à interviewer des femmes nées, pendant la période fasciste coloniale et soi-disant post-coloniale, de pères blancs fascistes et de mères africaines. Donc, qu'est-ce que ça voulait dire être noir, être métisse, être Italien dans cette période-là? Et là, je devais trouver des méthodologies qui m'aidaient à analyser toutes ces données que je découvrais. Et c'est là que j'ai découvert le féminisme noir, les épistémologies du féminisme noir. Et ça, vraiment, ça m'a formée pas seulement comme chercheuse, mais aussi comme personne, comme féministe, comme femme noire italienne, parce que ça m'a donné vraiment une trajectoire, pas seulement au niveau des méthodes mais aussi au niveau des pratiques et des vies. Donc, je dirais que les féministes noires, afro-américaines, afro-britanniques, pour moi c'était une grande influence, par exemple Patricia Hill Collins qui a écrit Black Feminist Thought, bell hooks...voilà, ces femmes-là. 

Laura [00:14:38] Oui et puis tu as donc d'elles...une ontologie, c'est ça? Toute une conception de vie et de recherche qui a beaucoup joué sur l'orientation de tes choix finalement méthodologiques et théoriques comme tu dis. 

Angelica [00:14:56] Oui, oui, parce qu'elles m'ont aussi enseigné comment voir le processus de recherche, c'est-à-dire que comme chercheuse, chercheur, nous avons beaucoup de pouvoir quand nous conduisons la recherche. On n'est pas des sujets neutres tout à fait. Je pense c'est très important de se positionner dans la recherche, de faire connaître aux lecteurs et lectrices qui tu es dans ce processus, quel est ton impact dans la recherche. Parce que les questions que nous posons sont filtrées par nos expériences. Et donc, dans le terrain, nous amenons nous-mêmes, nos corps, nos expériences, les connaissances avec lesquelles on a grandi. Et tout ça fait partie du processus de recherche. Et même quand nous écrivons des articles, des livres nous filtrons sur qui nous avons entendu. C'est tout à fait...ce n'est pas neutre du tout. Au contraire, c'est situated knowledge, la connaissance située. Ça, c'est très important la positionnalité et naturellement, la clé intersectionnelle pour moi était aussi très importante. 

Laura [00:16:18] Tu as dit quelque chose tout à l'heure et j'aimerais qu'on confirme là-dessus. Tu parlais du système éducatif italien, des lacunes dans le système qui est visible, qui n'est pas visible. Quelles sont les relations de pouvoir qu'on évoque ou qu'on n'évoque pas? Tu as parlé de discussions que tu avais lorsque tu faisais ton terrain en Afrique. Moi, je serais curieuse de savoir… bon on se fait éduquer à l'école, mais on apprend à la maison. Il y a des discussions qui nous forment, des inclusions, des exclusions, des visibilités, des invisibilités dans sa propre famille et il y a les conversations qu'on a, qu'on n'a pas au sein de la famille. Tu pourrais nous parler un peu de...les discussions de famille au niveau du colonialisme italien, ça tournait autour de quoi? 

Angelica [00:17:12] Je dois dire...Tu sais, j'ai compris seulement quand j'étais adulte, qu'il y avait un degré de trauma intergénérationnel qui était transmis et pour lequel il y avait beaucoup de silence. Donc je me rappelle quand j'étais petite, je demandais par exemple à ma mère de me raconter son enfance. Elle était toujours un peu réticente, je voyais qu'elle n'était pas à l'aise. Et voilà, donc j'ai compris en étudiant cette histoire, en allant en Érythrée, en voyant ce qu'elle voyait, qu'il y avait beaucoup des...ce n'était pas évident. Ce n'était pas évident d'être des enfants mixtes, des enfants métis parce qu'on était...le corps était déjà les signes visibles du fait qu'on avait un père blanc, un père italien. Dans le cas de ma mère ce n'était pas un fasciste, c'était un communiste qui s'était enfui de l'Italie fasciste. Mais bon, ces enfants étaient un peu abusés, vus comme les enfants du traitre comme des enfants de « spy »… 

Laura [00:18:29] Espion. Oui. 

Angelica [00:18:30] Espion, espion, voilà. Ils étaient vus des fois comme des espions. Donc l'enfance n'était pas facile d'un côté noir parce que les gens locaux, les Erythréens, avaient des préjugés souvent. Et les Italiens, ils ne les voyaient pas comme des blancs, naturellement, parce qu'ils n'étaient pas blancs, ils étaient métis, donc ils étaient...ils appartenaient à une supposée race inférieure. Et donc pas seulement dans le cas de ma mère, mais aussi des gens que j'interviewais, j'ai vu la difficulté qu'il y avait à avoir cette identité. Et après ces gens sont partis. Dans les années 60-70, quand il y avait la guerre entre...quand ça commence vraiment une situation de violence entre l'Érythrée et l'Éthiopie, beaucoup d'Italiens ont dû partir et aussi les gens qui étaient métis sont partis. Et ils arrivent en Italie en pensant je vais finalement dans mon autre pays, le pays dans lequel je serai accepté parce que je suis Italien. Mais ils ne se rendent pas compte qu'ils sont noirs et donc ce que les Italiens voient c'est pas leur nom de famille, leur capacité linguistique, leur capital culturel parce qu'ils étudiaient seulement l'histoire italienne. Ils ne savaient rien de l'histoire locale. Et bon, ils arrivent en Italie et ils sont abusés, appelés le n word, insultés à un niveau racial, discriminés et traités vraiment comme des sous-personnes. Et là, leur identité est un petit peu crumbled... 

Laura [00:20:18] Est effondrée, oui. 

Angelica [00:20:19] Totalement, totalement. Et donc elles doivent recommencer, elles doivent recommencer à comprendre leur identité. Qui sont vraiment ces gens que personne n'arrive...Parce que quand elles arrivent en Italie dans les années 60, le colonialisme n'existe plus, a été déjà oublié. Et donc les gens sont choqués de voir des noirs qui parlent italien et posent beaucoup de questions. Mais comment ça se fait que tu viens de l'Afrique et que tu parles l'italien? C'est où l'Érythrée, c'est où la Somalie? Et donc ça pour eux c'est une source de trauma parce qu'elles sont...elles n'existent pas dans l'imaginaire collectif. 

Laura [00:20:59] Et là, tu es en train de nous parler de ton travail de doctorat, du contenu de ton terrain, les pays en question, l'Italie, la Somalie, l'Érythrée, l'Éthiopie. Je vais nous faire revenir un peu en arrière et dire aux auditeurs, aux auditrices d'abord, tu es nouvellement embauchée à l'Université de Toronto donc nouvelle professoressa, n'est-ce pas? Et nous nous sommes rencontrées pour la première fois à l'Alliance française lors d'un événement et tu as présenté un discours très intéressant qui s'appelait « You are the shame of race ». Alors les mots clés associés avec ton poste sont les études raciales, les études culturelles, les diasporas, les études italiennes et on vient de dire le mot métisse ou métissée, métissage à de nombreuses reprises déjà. Est-ce que tu pourrais nous définir ces termes, parler de ces ancrages afin d'illustrer en quoi consistent tes idées et ton programme de recherche. 

Angelica [00:22:06] Oui, alors la position que j'ai gagnée, Assistant Professor à l'Université de Toronto, c'était une nouvelle position, je pense la première en Amérique du Nord, un de ce genre, parce qu'ils ont mis ensemble les études d'italien, Italian Studies, qui est conçu comme des études littéraires d'une certaine époque. Donc il y a beaucoup de cours sur Dante, sur la Renaissance, mais on va jusqu'au XIXᵉ siècle mais normalement, on s'arrête là, disons. Et donc, tout ce qui est après, ce qui s'est passé le 25 mai 2020, la mort de George Floyd, je pense que ça a tout bougé. Il y avait une sorte de tsunami qui a tout mis en question sur certains niveaux. Donc aussi la question de la race. Quand on dit race, naturellement, on ne se réfère pas à la race biologique. Les races au pluriel n'existent pas, mais on se réfère à un concept, un mot qui a été inventé. Donc pas vrai qu'il n'y a pas des bases scientifiques du tout, mais qui a eu des répercussions pour des siècles, des répercussions sur les personnes qui sont catégorisées selon cette idée de races. Et donc en Europe et en Italie, c'est difficile de parler de ça. En France, très difficile de parler de ça parce qu'on ne veut pas voir ça. Et en fait cette approche s'appelle Color Blind. On est tous les mêmes, on est tous égaux, il n'y a pas de diversité, on est tous, dans le cas de la France, on est tous Français. Mais bon, qu'est-ce que ça veut dire être Français? Qui est le vrai Français? On peut dire que c'est quelqu'un qui a certains traits physiques, qui a une certaine religion, qui a une certaine culture, qui parle une certaine langue. Donc pas tout le monde n'est français de la même manière. Et ça, c'est la même chose en Italie. Qu'est-ce que ça veut dire être Italien? Pourquoi quand je dis que je suis Italienne, quelqu'un peut me demander tranquillement mais tu viens d'où vraiment ou tu ne ressembles pas à une italienne. Pourquoi tu parles italien? Voilà, si j'étais blanche, je ne recevrais pas ces questions. Et pourquoi? Parce que voilà, il y a une idée raciale de l'identité, de la citoyenneté et donc c'est ça qu'on cherche de faire quand on parle des races. C'est des études critiques de la race. Donc ça, c'est très important de dire de la race, mais aussi mixed race, qu'on ne peut pas traduire en français, en italien comme race mixte parce que ça c'est vraiment faire référence à ces races qui n'existent pas. Mais c'est une construction sociale qui a des effets réels. Et donc les études des langues, des civilisations italiennes se sont toujours posées très loin de ça. Donc si tu voulais étudier Dante et la Renaissance, tu vas à Italian Studies. Si tu veux étudier ces trucs-là, alors tu dois aller plutôt dans African Studies. Et là, je pense, l'université de Toronto, c'est révolutionnaire d'un certain côté. Juste d'écrire une position explicitement où on met ensemble Italian Studies and Race. Ça c'est très unique je pense. Et donc, qu'est-ce que ça veut dire? Ça veut dire que j'introduis des cours qui s'appellent...qui font référence à un terrain disciplinaire qui s'appelle Black Italia, Black Italy. L'Italie est aussi noire, est aussi métisse, est aussi racialisée, il y a beaucoup d'Italiens qui ne sont pas blancs, qui ne sont pas chrétiens, qui ne sont pas...qui ne parlent seulement l'italien. Et il y a des Italies, il n'y a pas une Italie, il y a des Italies qui vivent ensemble. Et voilà. Donc je parle des productions culturelles faites par des Italiens de descendance africaine. Je parle de l'Italie dans la méditerranée noire, Black Mediterranean. Je parle d'histoire et counter-history, contre histoire en Italie et dans la méditerranée. Donc voilà, c'est toute une série de nouvelles introductions disciplinaires qui font partie de l'Italie et qui justement devraient être dans ce qui s'appelle Italian Studies. 

Laura [00:27:23] Je me souviens, il y a quelques années, nous avons fait avec un collègue à toi, Alberto Zambenedetti, on avait fait un lancement de film parce que lui, il est prof, il est collègue en études italiennes, études de cinéma italien. Ils avaient déjà, il y a plusieurs années, l'idée de créer le poste que tu occupes. Alors félicitations au jour d'aujourd'hui mais peut-être que le terrain se préparait déjà il y a plusieurs années. C'était devant un public très attentif qui n'avait jamais, comme tu dis, jamais vu une telle Italie. Alors vraiment du nouveau pour le public, pour les étudiants et peut-être d'ailleurs pour les collègues? 

Angelica [00:28:02] Oui, et je dois dire les étudiants, ils sont très jeunes, donc ils savent déjà tout ça. Ils avaient vraiment soif de ça, parce que c'est quelque chose qu'ils voient dans les social media, parce que les social media ils permettent à beaucoup de gens d'exprimer des sortes d'épistémologies alternatives, des épistémologies qu'on ne trouve pas à l'université. Des fois, les social media nous aide pour ça. On peut se renseigner pour s'éduquer sur tout ça. Mais c'est vrai qu'à un niveau universitaire, à un niveau curriculaire, il n'y avait pas. Et donc je vois que les étudiants sont vraiment excités, engagés dans ces cours. Ils savent déjà des choses parce que s'ils étudiaient l'italien ils sont aussi intéressés à la culture italienne. Mais vraiment, ils sont très... souvent, ils me remercient pour ce que je fais dans les classes. C'est vraiment touchant mais important et une mission pour moi de partager mes connaissances dans les classes, mais aussi au dehors, en dehors des classes, parce que on sait que l'ambiance universitaire est une ambiance élitiste. Ce n'est pas tout le monde qui peut se permettre d'aller à la fac et surtout quand tu vas...J'ai enseigné à un noyau à New York University avant de ça, l'université privée à Florence. Oui, c'est une université privée, donc les étudiants que j'avais sont très, très différents des étudiants que j'ai ici à Toronto. Ce sont des gens qui vivent ici, qui ont leur vie ici. À Florence c'était un study away campus, donc les gens venaient six mois et partaient et après il y en avait d'autres qui arrivaient. Donc là, c'est différent. Là, les gens vivent ici, ils sont éduqués ici mais comme tu sais Toronto, une personne sur deux n'est pas de Toronto et donc il y a une dimension diasporique très très grande. 

Laura [00:30:12] Et j'avoue c'est...il y a plusieurs raisons pour lesquelles j'ai voulu t'inviter et je te remercie de nous avoir accordé ce temps, d'abord pour t'accueillir en Ontario puisque tu es nouvellement installée depuis juillet, je pense, t'introduire à nos auditeurs qui sont d'univers différents et les élèves aussi à la faculté d'éducation et d'ailleurs. Mais aussi pour que ces derniers apprennent sur leurs concitoyens parce, comme tu viens de le dire, il y a une forte population diasporique de la Corne d'Afrique en particulier et ton travail et cette entrevue va permettre aussi aux concitoyens, de ceux et celles de la Corne d'Afrique, d'apprendre beaucoup sur leur parcours migratoire et leurs compétences linguistiques, culturelles, les origines de ces Ontariens qui sont de souche ailleurs. Donc je te remercie d'avoir accepté. Revenons à tes salles de cours et puisque tu es nouvellement installée, je trouve que c'est un moment propice pour parler de ce que je voudrais nous mener à parler. Bon, dans le Canada anglophone, les discours sur les sujets que tu abordes dans tes travaux sont marqués par la société américaine et ses institutions sociales, les médias, ainsi de suite. Dans le Canada francophone, en revanche, les discours sur ces mêmes sujets, sont influencés par la société française et ses institutions et ton parcours linguistique et géographique ainsi que les influences intellectuelles et culturelles que tu viens de nous exposer te font voir différemment et au-delà de ces sociétés et les discours qui y sont produits. Quels sont les constats que tu fais à ce sujet? Quelles retombées sur les élèves et tes salles de cours torontoises? 

Angelica [00:32:35] Oui, je pense que c'est un point très important parce que c'est vrai que quand on parle des études critiques de la race, procédé racialisation, etc., discrimination avec une référence à la blackness, c'est toujours les États-Unis le modèle dominant. C'est vrai que les gens, les activistes noirs, les intellectuels noirs, les historiens noirs nous ont donné beaucoup et ils nous ont aidés à former la blackness au-delà des États-Unis. Mais après, on a des histoires différentes. Donc ça, c'est important. Stuart Hall, c'est le père des études culturelles, il le disait clairement « race is the floating signifier ». Donc la race est un signifier qui bouge dans l'air et se développe de façon différente, péculiaire. Donc, on ne peut pas parler de racisme utilisant les paradigmes des États-Unis en Italie ou en France ou en Europe, parce que ça ne marche pas, c'est complètement différent. Et c'est vrai que des fois, il y a la tendance à faire ça, à utiliser tous ces termes américains sans les traduire, pas seulement au niveau de la grammaire, mais au niveau culturel, en Italie, en Europe. Donc, comme je le disais tout à l'heure en Europe, on ne peut même pas dire le mot race. En français, il y a, je me rappelle, cette expression ta race, qui...ça veut dire ce que ça veut dire. Donc c'est utilisé d'une façon très...quand on dit le mot race, les gens sont un peu horrifiés parce qu'ils pensent à l'extermination de millions de personnes sur des idées basées sur l'idée des races. Et c'est difficile. 

Laura [00:34:54] Oui, je pense que d'ailleurs c'est en Allemagne, en France où au niveau juridique, c'est des exclusions, c'est ça. C'est un mot qui a été banni de la Constitution. Et voilà. Et toi, par contre, tu argumentes en faveur de centrer la race comme terrain d'étude et comme piste de réforme. 

Angelica [00:35:14] Oui, parce que je pense qu'enlever le mot, n'enlève pas le problème. Donc, comment on peut parler d'antiracisme si on n'a pas le mot race? La race comme je dis, on peut le mettre entre guillemets, on peut faire comprendre que c'est toujours un mot qui n'existe...la race n'existe pas, on le sait, on le répète, c'est une invention culturelle, sociale qui a eu des répercussions économiques parce que ce n'est pas que le racisme existe pourquoi on a inventé la race. Il y avait du racisme et on a inventé la race pour soutenir ce système d'exploitation des gens, des ressources, des terrains en utilisant ce mot. Donc, pour moi c'est un peu hypocrite de l'enlever, de le mettre, voilà on va prohiber le mot race dans la constitution, mais après les gens sont racialisés tous les jours de leur vie. Et alors comment on parle de ça si tu enlèves le mot? Si tu enlèves la possibilité de monitorer, de surveiller, de comprendre le racisme, comment il se développe. En Italie, par exemple, on ne peut pas prendre des données de niveau ethnique. On ne peut pas demander aux personnes qu'est-ce que tu es à niveau ethnique parce que c'est vu comme quelque chose de raciste. Donc d'aller au recensement, au Canada, aux États-Unis, en Angleterre par exemple, tu as beaucoup de possibilités tu peux être blanc, i, noir, e. So, il y a beaucoup de possibilités pour comprendre la démographie. En Italie, il n’y a pas ça. Il n'y a absolument pas de questions qui font vraiment référence à ça. On parle seulement des citoyennetés parce qu'on devient citoyen à la naissance s'il y a le sang, si on a du sang italien. Et c'est ça. Mais ça, on sait très bien que, par exemple, le bullyism raciste, fait sur des bases raciales, il est très proéminent, mais on ne peut pas le monitorer parce qu'on ne sait pas, on ne sait pas qui le subit, qui le fait et pour quelles raisons. Donc je pense qu'enlever le mot, ce n'est pas résoudre le problème tout à fait. Il ne nous permet pas d'investiguer le problème. 

Laura [00:37:54] Et c'est un bon pont pour que tu nous parles de tes interventions et de tes activités de militante. Tu participes dans les débats et des actions antiracistes en Italie par le biais d'interviews, par le biais de tes traductions, de tes écrits en anglais et en italien et en français, peut-être. Et donc, tu es l'auteure de plusieurs écrits sur les questions de la production des connaissances racialisées du discours politique sur l'immigration en Italie. Alors quels sont les enjeux et de quels corps on parle? Et je trouverais ça intéressant qu'on puisse parler du mouvement ius soli en Italie dont tu fais partie. Parce que c'est quand même une grande différence entre ce qui se pratique, ce qui se fait au Canada et ce qui se fait en Italie. Comment, autrement dit, on peut accéder à la citoyenneté?

Angelica [00:38:56] Oui, ça, c'est quelque chose de très important, la citoyenneté, l'accès à la citoyenneté. En Italie, ça s'obtient iure sanguinis, par le sang. Donc, si tu es né en Italie et que tu as des parents, des grands-parents qui étaient Italiens et tu peux démontrer ça, tu peux devenir italien. Donc ce n'est pas où tu es né, tu peux être né au Pôle Nord, mais si t'as quelqu'un d'italien, t'es italien automatiquement. Par contre, si tu es né en Italie, mais tu n'as pas du sang italien, tu es étranger au niveau de la loi. Donc tu as un visa que tu dois renouveler jusqu'à l'âge de 18 ans. Quand t'as 18 ans, tu as seulement, on a seulement douze mois, un an pour demander la citoyenneté, ce n'est pas garanti. L'application, la demande, elle est très compliquée, bureaucratique, longue et chère. Et donc, tu fais la demande quand tu as 18 ans et en théorie, tu devrais recevoir une réponse après quatre ans. Et qu'est-ce que ça veut dire n'être pas Italien en Italie et en Europe? Ça veut dire que tu ne peux pas bouger librement dans le Schengen space, l'espace de Schengen. Donc tu ne peux pas aller tranquillement en France, en Angleterre, non pas l'Angleterre maintenant...Mais tu ne peux pas aller en France, en Allemagne avec ton ID card parce qu'elle n'est pas valable. 

Laura [00:40:58] Ce qui est conséquent pour une personne immigrante vu qu'elle a sûrement de la famille ou peut-être un travail dans un autre pays ou un travail saisonnier par exemple, voilà. 

Angelica [00:41:09] Oui, oui. Et si t'as pas un passeport européen, c'est pratiquement impossible d'avoir un travail en Italie, d'arriver en Italie sans un travail. Donc c'est pour ça aussi qu'on voit ce qu'on voit dans la Méditerranée parce que c'est impossible d'arriver dans la forteresse Europe. Mais c'est intéressant de voir à ce jour-là, tu sais, avec la guerre, l'invasion russe en Ukraine et tous les gens qui doivent s'échapper de l'Ukraine, c'est étonnant de voir comme ces barrières, ces restrictions, si on veut, on peut les enlever. Et on peut voir qu'il y a des réfugiés de série A et des réfugiés de série B. Et le facteur qui fait la différence, c'est la couleur de ta peau et donc on va à nouveau à l'idée des races. Et ça, ce n'est pas moi qui le dis, c'est les gens qui vivent ces expériences qui sont en train de le dire, que si tu es noir, tu es au fond de la queue, même si tu es arrivé il y a trois jours. Et il y a de la solidarité pour ces réfugiés blancs comme nous. On a entendu beaucoup de gens dire ça dans les médias. 

Laura [00:42:33] Et pour ceux qui pourraient penser, c'est...ou ce n'est pas le cas ou c'est nouveau dans le contexte du conflit actuel entre la Russie et l'Ukraine, il y a tout un parcours, tout un bagage historique qui atteste et prouve le contraire je pense. Tu pourrais nous parler du projet The Black Mediterranean, la Méditerranée noire? En quoi il consiste? 

Angelica [00:42:58] Oui alors ce bouquin, c'est le résultat...à peu près de sept ans de travail pour le réaliser. On est un collectif de chercheurs, de scholars qui viennent de terrains différents. Il y a des Human Geographers, des sociologues, des personnes qui étudient l'histoire de l'art. Donc c'est vraiment varié. Mais on a tout contribué à cette idée du Black Mediterranean, comme pour voir un peu qu'est-ce que ça veut dire ça, cette soi-disant Refugee Crisis. On parle toujours d'une crise, d'une invasion, mais finalement, si on regarde les chiffres, ben il n'y a pas une invasion du tout et c'est suffisant de regarder les statistiques. Donc c'est quoi vraiment? C'est le fait de voir des corps seulement noirs qui traversent la mer pour arriver dans la forteresse Europe. Et on ne veut pas ça, on ne veut pas ça et donc on a des lois très restrictives. On a une police comme Frontex qui reçoit beaucoup de sous pour contrôler qui rentre et qui ne rentre pas. On a des gens laissés dans la mer des fois, pendant des jours, des fois pendant des semaines. Donc il y a vraiment...Mais comme on dit dans les bouquins, ce n'est pas un état d'exception. Ça c'est une répétition de ce qui s'est passé pendant des siècles. Donc, il y a surement des connexions avec l'Atlantique noir, the Black Atlantic, un bouquin écrit par Paul Gilroy, mais aussi on a vu des différences. Et dans mon cas, j'ai utilisé ces nouveaux instruments analytiques pour...je vois le Black Mediterranean comme un site, on va recevoir des contre-histoires, des narratives, des contre-histoires diasporiques. Donc c'est un site géographique marqué par le colonialisme européen en Afrique mais c'est aussi un site de production de contre-histoire. Donc pour moi, c'est important de connaître les histoires produites dans ce bassin et de les faire connaître parce que ce sont des histoires qui peuvent faire un peu de pression contre cette vision dominante de l'histoire. Par exemple, la présence noire en Italie est vue comme quelque chose de récent, mais ce n'est pas du tout le cas. Si on pense au premier Duc de Florence, Alessandro de Médicis, il était un homme métis et il était l'homme le plus puissant de son époque. 

Laura [00:46:14] Prospère... 

Angelica [00:46:15] Et puissant, il avait beaucoup de pouvoir. Il y a beaucoup, beaucoup de gens qui font partie de l'histoire italienne, comme l'histoire que j'ai racontée, quand on s'est rencontrées, Isabella Marincola et son frère Giorgio Marincola, partisan noir qui meurt à l'âge de 22 ans pour libérer l'Italie du régime nazifasciste. Et on ne sait pas de cette histoire. Donc pour moi c'est vraiment...le Black Mediterranean ça nous aide à faire entrer dans la production du domaine du savoir, c'est contre-histoire. 

Laura [00:46:55] Qui nous mène à parler de ta monographie et on va peut-être pouvoir finir sur ce beau projet. Donc ta monographie sur les appartenances identitaires de femmes noires métisses en Italie coloniale et post-coloniale, tirée donc de ta thèse doctorale. Et tu viens de dire que lors de la conférence du 8 mars, tu as fait tes conférences en nous racontant l'histoire vécue, l'histoire de vie de personnes métisses. Alors ton livre éventuel sera destiné à quel public? J'imagine que c'est au pluriel et quel sera son contenu et la façon dont tu vas l'écrire. Comme tu te dis conteuse, n'est-ce pas? Tu l'as dit et tu nous as fait une très belle présentation tout en racontant des histoires de vie. Tu pourrais nous parler de ce que tu envisages, ce qui nous attend finalement? 

Angelica [00:47:50] Bonne question. Je voudrais le savoir aussi... 

Laura [00:47:53] Il faut dire que c'est un travail en cours parce qu'on fait une thèse, c'est dans un certain contexte, on travaille avec des scientifiques, avec un comité de pairs, avec un directeur de thèse et tout ça. 

Angelica [00:48:07] Mais là, je dois le transformer dans un bouquin...

Laura [00:48:10] Et oui! 

Angelica [00:48:12] C'est intéressant, c'est excitant, c'est difficile naturellement au niveau intellectuel, mais surtout parce que je veux le faire d'une façon qui me représente et représente le style que j'ai. C'est un style narratif, de contes, je voudrais que les histoires puissent parler pour elles-mêmes. Mais comme je dis, je suis là, c'est moi qui décide l'histoire comment elle est présentée au public. Donc c'est aussi ma positionnalité là-bas qui va être très importante. Mais j'ai eu la chance d'enregistrer des histoires vraiment puissantes, uniques, parce que les gens qui me les ont racontées, la plupart sont morts, parce que c'était déjà des femmes très anciennes à l'époque. La témoin la plus ancienne qui j'ai interviewée, elle était née en 1916. Donc...et elle va raconter une histoire incroyable. Il y a des gens qui sont nés dans les années des lois raciales, des gens qui ont été mis dans les Boarding Schools, comme ici au Canada, parce qu'ils étaient métis et donc ils devaient devenir Italiens. Il y avait les missionnaires catholiques qui avaient cette mission. Ce qui s'est passé dedans, à l'intérieur de ces écoles, on ne sait pas beaucoup mais j'étais très curieuse de savoir ça parce que, par exemple, ma grand-mère était une de ces enfants. Elle a grandi dans un boarding school. Et je me rappelle les histoires qu'elle m'a racontées quand j'étais petite, elles m'ont un peu traumatisées et sont restées en moi. Et donc, je voulais partir de cette histoire pour découvrir un phénomène plus grand. Qu'est-ce qui s'est passé parce qu'ils étaient nés là-dedans? C'était quoi la mission coloniale? Et donc voilà...

Laura [00:50:28] Est-ce que tu pourrais nous faire, comme tu es conteuse, tu pourrais nous donner un avant-goût. Tu pourrais nous donner un exemple de parcours, tu viens de parler d'une femme qui est née en 1916, par exemple? 

Angelica [00:50:42] Oui, il y a beaucoup d'histoires. J'ai parlé d'une histoire très choquante et très forte par une femme qui était née en 1940, donc...En 1940, le régime fasciste a fait une loi contre les enfants métis en particulier, c'est-à-dire que le père qui a un enfant métis ne peut pas le reconnaître par la loi. Parce qu'il a du sang noir, donc l'enfant est noir, il ne peut pas être considéré Italien. Donc ces enfants doivent être élevés par leurs parents noirs. Et donc cette dame, elle est née là en 1940. Elle est, pour toute une série de raisons, elle va dans un Boarding School, dans un collège, ça s'appelait collège, à l'âge de deux ans et elle sort quand elle a à peu près 18 ans. Et voilà ce qu'elle me raconte, c'est une vie faite de punitions physiques incroyables si on parle la langue de la mère. Le facteur linguistique c'est très important. Donc dans ces Boarding Schools, on devait parler italien. Il fallait oublier presque la langue maternelle. Et donc si les enfants étaient...si on entendait quelqu'un parler les langues maternelles, là, il y avait des punitions très fortes. Et donc elle me raconte une copine à elle qui a été battue par une sœur et la sœur, pour la punir, elle prend une paire de ciseaux et coupe le début de sa langue. Et ça, c'est incroyable pas seulement par la violence, le fait que tu prends une paire de ciseaux et tu coupes la langue à quelqu'un, mais à un niveau symbolique, qu'est-ce que ça veut dire? Ça veut dire vraiment éradiquer la possibilité que cette personne puisse commettre cet acte prohibé à nouveau. Donc, comme la punition, ce n'était pas seulement une punition mais aussi un spectacle pour les autres, un message pour les autres. Et comme le corps était utilisé comme un site politique sur lequel imprimer le message colonial. Donc voilà, il y a des histoires qui sont très difficiles à écouter, à lire, à écrire. Mais je pense que c'est important de les faire connaître parce que les personnes qui les ont racontées aussi veulent que ces histoires soient connues. 

Laura [00:53:35] Ce qui me semble incroyable aussi dans tes histoires, comme moi, dans la grande famille, il y a Italien, il y a Italien Africain aussi, on entend toujours, dans le bon sens, la période de la colonisation italienne. On a tendance, comme tu as dit au début, de faire de cette période...bon je ne sais pas... de romantique ou... C'est très, très peu souvent que, au sein des familles, au jour le jour, on entend ces histoires dont tu nous parles, que tu as captées dans ta recherche. Donc, je souhaite vivement que tu arrives à parler au « je », que tu parviennes à écrire ce livre à partir de tes connaissances de personnes comme membres d'une famille, d'une famille élargie et que tu puisses aussi nous raconter le vécu de bon nombre de femmes qui ont vécu des choses, qui ont été résilientes, qui ont vécu des traumatismes et qui sont nées au XXᵉ siècle et qui vont nous apprendre beaucoup, beaucoup sur les effets du colonialisme italien en Somalie, en Érythrée et en Éthiopie. Et c'est bien parti!

Angelica [00:55:06] Mais aussi tu sais, pour moi, c'est très important, ça, je le dis à chaque fois, de se rappeler qu'à chaque fois qu'il y a de l'oppression, il y a toujours de la résistance. Donc pour moi, c'est très important de ne pas voir ces femmes comme des victimes, seulement des victimes. Elles ont un pouvoir décisionnel et elles l'ont utilisé. Elles ont inventé des stratégies pour faire face à ça, à cette violence qu'elles vivaient tous les jours. Et ça, c'est important de le reconnaître, je pense, parce qu'une des préoccupations que j'ai, c'est que quand on va lire des histoires comme ça, on va instantanément victimiser la personne. 

Laura [00:55:53] Oui, c'est le risque, c'est le risque. Si tu n’écris pas ta monographie, d'une certaine manière, tu as raison, comme auteure c'est ça, tu vas faire des choses en conséquence pour ne pas que les femmes soient vues et comprises comme victimes. 

Angelica [00:56:08] Exactement. Tu sais il y a cette pornographie de la douleur que vraiment je veux éviter parce que... Mais, je pense, tu vois et ce que bell hooks nous a enseigné, qu'on peut partir d'une position de douleur et de souffrance pour produire une nouvelle théorie féministe, une théorie et pratique féministes, pratique révolutionnaire qui nous aide à soigner ces douleurs, à donner des mots, des soignances et des pouvoirs. Donc c'est ce que j'espère de faire. 

Laura [00:56:50] Nous attendons vivement les prochaines publications, ta monographie qui est en cours. Déjà, on t'entend remuer les idées quant à la façon de l'écrire, comment te positionner, comment représenter des femmes par exemple. Et nous attendons vivement tes prochaines publications. Alors Angelica gracie, gracie. Merci beaucoup, thank you d'avoir pris le temps de nous exposer tes belles idées. 

Angelica [00:57:19] Merci. Merci beaucoup. 

Laura [00:57:21] Buona giornata. 

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