Quoi de neuf ?

Entretien avec Monica Heller

September 28, 2020 Les cafés du CREFO Season 1 Episode 3
Quoi de neuf ?
Entretien avec Monica Heller
Show Notes Transcript

Dans cet épisode, Emmanuelle Le Pichon, directrice du CREFO, rencontre Monica Heller, membre du CREFO et professeure titulaire à l'Université de Toronto.


Joey [00:00:00] Dans cet épisode, Emmanuelle Le Pichon, directrice du CREFO, rencontre Monica Heller, professeure titulaire à l'Université de Toronto. 

Monica [00:00:07] À Montréal dans les années 60-70, la grosse affaire, c'était t'es-tu Franco, t'es-tu Anglo, t'es-tu immigré, t'es quoi? 

Joey [00:00:15] Bienvenue à Quoi de neuf. 

Emmanuelle [00:00:32] Alors, quoi de neuf aujourd'hui au CREFO? J'ai le grand honneur de recevoir la professeure Monica Heller aujourd'hui. Bonjour Monica!

Monica [00:00:42] Bonjour Emmanuelle!

Emmanuelle [00:00:43] Monica, tu es née à Montréal, au Québec. Ton père était neurologue et ta mère sociologue médicale. La signification politique des usages du français et de l'anglais au Québec dans les années 60 t'a amenée à t'intéresser à la langue et au rôle de la langue dans la construction des inégalités sociales. Tu es professeure titulaire à l'Institut d'études pédagogiques de l'Ontario et donc ma collègue de l'Université de Toronto au Département des sciences humaines, des sciences sociales et de l'éducation à la justice sociale, avec une nomination conjointe au département d'anthropologie. Alors tes recherches portent sur le quand, le pourquoi et le comment. Le terrain linguistique sert de terrain pour les enjeux sociaux et en particulier au Canada francophone. Cette phrase, c'est toi qui me l'a soufflée. J'espère que...

Monica [00:01:38] Très bien...super bien formulé Emmanuelle. 

Emmanuelle [00:01:40] Tu as étudié l'évolution des idéologies de la langue, de la nation et de l'État et tu as examiné les processus de marchandisation linguistique dans l'économie mondialisée ainsi que l'émergence d'idéologies postnationales de la langue et de l'identité. Tu as été professeure invitée dans de nombreux pays du monde, je ne vais pas les nommer ici, ça deviendrait rébarbatif. Et tu as reçu de nombreux prix. Tu as surtout été directrice du CREFO de 1984 à 1994, donc pendant 10 ans. Ton approche scientifique est au moins aujourd'hui, alors tu me corrigeras si je me trompe, une approche ethnographique et tu t'intéresses en particulier à un sujet, un sujet qui me fascine moi aussi, qui est la question de la mobilité. Comment est-ce que les gens vivent la mobilité? Et tu parles de ce que tu appelles les nouveaux ancrages. J'aime beaucoup ce concept d'ancrage qui fait un peu référence au bateau, au port d'attache, etc. Et puis, ce bateau qui continue de filer quand il retire l'ancre et qui se balade au gré à la fois du désir de celui qu'il pilote, mais aussi de ce qu'il connait et de ce qu'il a vécu auparavant. Donc, pour faire cela, tu écoutes les gens, tu passes du temps à leurs côtés et tu tiens à le faire dans leur propre milieu. Tu explores les espaces où la francophonie est un enjeu important. Alors aujourd'hui, c'est à moi de te remercier d'avoir accepté de partager avec nous ton histoire, ton expérience et ton point de vue à partir de ton parcours de chercheur. Alors, on va parler de toi et aujourd'hui, c'est moi l'ethnographe. Ça te va?

Monica [00:03:34] Ça me va parfaitement. C'est super. 

Emmanuelle [00:03:38] Alors mobilité c'est égal aussi à parcours de vie. Et nos parcours de vie, ils dépassent souvent notre propre parcours puisque nous sommes tous à la fois tributaires du passé de nos familles et en même temps, libres d'influencer nos propres parcours dans un sens ou dans l'autre. Est- ce que Monica, tu peux nous dire d'où tu viens? 

Monica [00:04:02] Oui et non. C'est justement le point de l'histoire. Je peux...Ben comme tu as dis, je suis née à Montréal, mais d'une famille justement mobile. Et donc Montréal, c'est un point d'ancrage parmi d'autres. Pas le seul, mais celui où je suis née et mon frère aussi. Donc en partie, pour moi cette histoire d'ancrage ce n'est pas uniquement ou de navigation, ce n'est pas uniquement une question de nos désirs ou de nos possibilités, mais aussi les contraintes. C'est-à-dire que tu ne peux pas toujours aller où tu veux quand tu veux, et tu peux pas toujours rester où tu veux quand tu veux. Donc, il y a une grande partie de ça qui est aussi lié à l'histoire de ma famille. Donc ma mère était réfugiée juive allemande du régime nazi. Donc comme comme tu sais, quand tu es réfugiée, t'as pas toujours le choix. Ils ont quitté l'Allemagne contre leur gré et ils sont allés où ils ont pu. Heureusement, c'est l'histoire de la famille, donc, et c'est toujours dans un sens une grande famille. Ceux qui ont pu quitter l'Allemagne se trouvent maintenant éparpillés à travers le monde, au Brésil, au Mexique, en Nouvelle-Zélande, en France, en Suisse. Je pourrais continuer, mais vraiment partout. Donc dans ce sens, pour nous, pour ma génération, l'Allemagne était une sorte de point d'ancrage imaginaire, mais terriblement formatif aussi et continue à jouer un rôle très important dans la manière dont nous gérons cette histoire qui a été dramatique évidemment pour nos grands-parents et nos parents et dont on a hérité. Et dans un sens, ce que j'ai vécu à Montréal dans les années 60, ça faisait partie donc de cette histoire en partie, ma mère nous a toujours dit il ne faut pas croire que cette histoire du fascisme, du nazisme, c'était un problème avec les Allemands qui étaient, je ne sais pas, fous, pas corrects dans leur tête. C'est quelque chose qui peut arriver n'importe où si les conditions sont les bonnes. Elle a grandi à Berlin. L'été, c'était une ville de rêve. Elle a eu une enfance très heureuse là-bas. Donc un endroit parfaitement normal jusqu'au moment où ça l'était plus et qu'il fallait donc comprendre qu'est-ce qui fait que? Donc tout ça met aussi mon intérêt pour le nationalisme pour les aspects politiques de l'expérience quotidienne. Voilà, je pense que...du côté de mon père, c'est une autre génération. Mon père, lui, il est né à Montréal. Ses parents ont fui l'Europe de l'Est, ont fui à une époque de pogrom, ils en ont jamais parlé. Silence total, donc rupture avec encore une fois, un endroit qui, pour moi, demeure imaginaire. On est jamais retourné en partie les difficultés de traverser le rideau de fer pendant très longtemps et c'est toujours un espace extrêmement compliqué à naviguer, mais qui demeure donc avec nous et qu'on partage. On s'appelle des cousins maintenant on est cousins. Quel degré? J'en sais rien, mais ce n'est pas important. C'est pour nous c'est les seules personnes avec qui on peut vraiment partager ces histoires qui comprennent vraiment ce que ça veut dire. Mais ça a suscité chez moi toute une série de questions sur qu'est-ce qui fait que? Si tu es bien où tu es, tu peux ou ne pas rester, et donc aussi, du coup, le pouvoir de l'autre dans la détermination de tes propres possibilités. Donc la navigation comme...en partie oui une question de volonté d'action, mais également en termes de contraintes par rapport à qui détient le pouvoir de décider. 

Emmanuelle [00:08:27] Je retiens un certain nombre de...merci d'abord de partager cette histoire parce qu'elle est aussi très douloureuse, comme celle de beaucoup d'habitants du Canada. Et dans ce que je retiens dans ton histoire, c'est Canada, terre de refuge. Est-ce que tu penses que la francophonie est un lieu de refuge? 

Monica [00:08:52] Je dirais que la francophonie, comme n'importe quel autre espace, peut l'être et peut ne pas l'être. Donc, la question, c'est justement la dynamique entre l'inclusion et l'exclusion. Alors, d'une part, j'aimerais revenir sur le Canada, terre de refuge. Dans les faits, on est très peu nombreux les gens reçus par le Canada dans cette époque. Nous avons une collègue, Emmanuelle, tu le sais peut-être pas à OISE, qui s'appelle, qui est historien, qui s'appelle Harold Troper, qui a écrit dans les années 80, je pense avec un collègue historien de l'Université de York, Irving Abella, un livre qui s'intitule None is Too Many. Et ce titre-là est tiré... c'est une citation, d'une réponse d'un fonctionnaire, je me rappelle plus qui, à la question, à savoir à l'époque combien de juifs est-ce que le Canada devrait admettre comme réfugiés. La réponse était « aucun, c'est déjà trop ». Alors, le Canada en fait accueillait pas les réfugiés juifs à bras ouverts, loin de là. Si je suis là, c'est parce que l'ambassadeur du Canada en France à l'époque, Vanier, a décidé d'aller à l'encontre des directives qu'il avait reçues du gouvernement et a fait tout ce qu'il a pu pour trouver une manière pour les gens pour venir. Donc, nous on connaissait deux autres, trois autres personnes qui sont venues soit directement...non, en fait aucun directement de l'Allemagne et ont transité par la France aussi ou par l'Angleterre. Mais la génération de ma mère, les Juifs allemands et voilà. Donc quatre c'est pas beaucoup. Et Montréal était quand même la plus grande ville du Canada à l'époque. Donc, sûrement il y en a eu un ou deux ici et là. Il y a eu un groupe de jeunes réfugiés en Angleterre qui avaient été envoyés dans les transports, mais mettons tout ça pour dire que non. Canada, terre de refuge, non. Non. Primo, secondo, en arrivant, c'était une famille qui rentrait pas du tout dans les catégories existantes. Ma mère, sa famille, ses soeurs, son frère, ses parents, ses parents parlaient un peu anglais, mais sinon, ils parlaient français et allemand, ayant vécu en France pendant un bout de temps. Mais parce qu'ils n'étaient pas catholiques, ils ne pouvaient pas fréquenter les écoles françaises, ils étaient obligés de changer de langue d'instruction donc troisième, troisième langue d'instruction avant l'âge de 14 ans. Ils ont appris très rapidement. Mais...et dans les écoles de langue anglaise, ils étaient étrangers. Le monde...j'ai retrouvé le livre de graduation de ma mère et ça disait que son...le truc qui l'énervait le plus, c'est de se faire traiter d'exotique. Donc elle rentrait pas du tout. La communauté juive déjà établie dont mon père était issu et qu'il a fui pour des raisons, des raisons religieuses, enfin il est devenu athée, puis ça ne marchait pas. Refuser de reconnaître ma mère comme juive, elle était juste trop différente. Donc...et puis pour les francophones, c'était clair. Donc, la famille était ni suffisamment anglo, ni suffisamment franco, ni suffisamment juive pour entrer en nulle part. Donc j'ai grandi dans cet espace un peu bizarre, mais finalement libérateur de ne pas pouvoir être casée en nulle part, malgré les pressions sociales de l'époque pour le faire. À tous les ans, on nous demandait de cocher tu sais, dès l'âge de six ans il fallait que tu répondes à la question à savoir si tu étais protestante, catholique ou juive. Puis la réponse aucune ce n'était pas une réponse admissible. Donc, mon père faisait la blague à l'époque, il fallait remplir les formulaires sexe comme on l'appelait à l'époque, religion puis mon père disait sexe oui, religion, non. Donc, ça nous mettait dans une situation un peu compliquée, mais aussi une situation qui nous permettait, qui nous obligeait de regarder autour de nous et d'essayer de comprendre qu'est-ce qui se passait. Quelles étaient les règles du jeu? Quelles étaient les...ce que j'appelle les patrouilles de la frontière? Quels étaient...qu'est-ce qu'il fallait faire pour être accepté ou pas? Est-ce que ça valait la peine? Quel était le prix d'essayer de rentrer et dans un sens par obligation. C'était nécessaire de savoir naviguer tout ça sans trouver une manière de s'entendre ou de choisir, de ne pas s'entendre qui était parfois le cas en connaissance de cause. Et c'est là où, quand les tensions....Ben, je pense que les tensions étaient toujours là au Québec. Mais toute la question de la frontière ethnoculturelle, nationale, religieuse était omniprésente dans la vie quotidienne. Mais n'étant pas situé clairement d'un côté ou de l'autre d'une frontière, tu finis par comprendre les processus de construction...de production et de reproduction des frontières sociales de manière assez claire. 

Emmanuelle [00:14:48] C'est passionnant ce que tu nous dis et j'avais retenu un deuxième aspect de ton histoire qui est finalement le silence de ton papa. J'ai le sentiment que du côté de ta mère, elle a choisi de parler et elle a choisi de partager avec vous. Et ton père a choisi le silence? 

Monica [00:15:13] Non, en fait, ce n'est pas le cas. Mon père voulait être dans la lumière. Lui, son problème, c'était que ses parents à lui ne voulaient rien dire de leur passé avant Montréal. Et on l'a accompagné à plusieurs reprises avant le décès de ses parents. Mon père dit OK aujourd'hui on va essayer encore, on va demander à grand-maman et grand-papa de nous dire OK, alors ton village, Zablotov, c'était comment? C'est ton père...dans le cas de ma grand-mère, par exemple, elle est venue seule à l'âge de 17 ans. Elle a fait venir ses soeurs et sa mère quelques années plus tard. Le père? Aucune idée. On va demander à grand-maman c'était quoi l'histoire de son père. Puis à chaque fois, c'était c'est qui qui veut savoir, ce que je comprends comme étant une stratégie d'autoprotection. Donc, pas moyen. Mon père aurait voulu savoir, mais il n'a pas pu éliciter les informations de ses parents et c'était dit très...Tu comprends la part du rideau de fer, c'est pas évident d'avoir quoi que ce soit comme information sur...en fait de ce qui était à l'époque l'empire bourgeois en plus. Donc il y a eu plusieurs changements politiques mettons depuis leur départ de cette région. Et c'est en fait lui, c'est mon père qui nous a raconté l'histoire de ma mère. Et ça a déclenché avec....c'était le dixième anniversaire de la fin de la guerre, donc en... non vingtième, qu'est ce que je raconte, je suis pas aussi vieille que ça. Donc j'avais 10 ans, mon frère avait 7 ans et il y avait énormément de documentaires sur la libération des camps de concentration et mon père a décidé qu'il fallait qu'on regarde ça ensemble. Ma mère a refusé. Ma mère est restée en bas dans le salon, cachée derrière, je sais pas, un journal, un livre, quelque chose. Et c'est mon père qui nous a accompagnés. Plus tard, après le décès de ma grand-mère, mon grand-père était quelqu'un, donc le père de ma mère, qui avait vécu une tonne de choses. Il avait été vedette de foot, le premier juif dans la Ligue nationale allemande, rayé évidemment de toute la documentation. Son coéquipier, l'autre...deuxième juif avait été assassiné à Auschwitz, c'était toute une autre histoire maintenant de mémoire et il avait fait... mon grand père avait été... les deux avaient été dans l'armée prusse durant la Première Guerre mondiale. Donc, sans la protection de ma grand-mère, mon grand-père était beaucoup plus directement accessible et nous parlait beaucoup, surtout de la Première Guerre mondiale. Par contre, il parlait très peu de ses expériences dans les années 30, 30, 40. Ça, c'était...Et bon, maintenant, il avait déjà assez à dire par rapport à la Première Guerre mondiale. Et puis bon j''étais pas...ce qu'on apprenait. Donc la permission d'en parler, ça venait surtout de mon père,  deuxièmement, de mon grand-père. Mais on était vraiment dans l'euphémisme, genre où sont les frères de grand-maman disparus? 

Emmanuelle [00:18:51] Et comment...comment une enfant, l'enfant que tu étais à l'époque, se construit au sein de la francophonie canadienne avec une histoire pareille. 

Monica [00:19:05] J'en parlais pas, j'en parlais pas. On nous a appris, en fait, nos parents nous ont appris quoi dire quand les gens inévitablement allaient nous demander c'est quoi ça comme nom. Et donc, la réponse était de dire c'est autrichien, ce qui est pas faux. C'était un nom donné par les hasbourgeois...ils donnaient des noms de famille textiquement recensable. Donc c'est un nom autrichien, mais normalement, ça suffisait. Ça suffisait pour des anglophones. Pour les francophones, la deuxième question est toujours et ça prend deux secondes « mais comment ça se fait que tu parles français? ». Donc, le concept étant que si tu n'es pas franco de souche catholique, tu ne peux pas parler français, c'est juste comme je ne sais pas génétiquement impossible. Et donc, des fois, je choisissais de changer le sujet, des fois, je ne sais pas.. comme c'est ma mère a vécu en France avant de venir au Canada whatever...donc  « ah ok sa maman est française ok, ça doit être ça...»

Emmanuelle [00:20:29] Donc en fait, toi qui as grandi dans un univers plutôt stable au niveau mobilité géographique, finalement, ce que tu vivais, c'était une mobilité identitaire.

Monica [00:20:40] Je comprends pas la question, en fait. 

Emmanuelle [00:20:42] C'est ton identité qui bougeait, enfin la recherche d'une certaine identité et d'un certain ancrage qui marque... 

Monica [00:20:51] Qu'est ce qui te fait dire? Non, mais non, non, absolument pas. Non, je pense qu'on était tous très conscients du fait que on est ici pour l'instant. Mais tu sais, tu te fais un passeport et tu gardes ton passeport parce que tu sais jamais quand est-ce que tu vas en avoir besoin. Le fait qu'on était constamment en contact avec les autres membres de la famille qui étaient partout à l'âge de 13 ans, je suis allée voir, je suis allée passer du temps avec les cousins de Mexique, par exemple. On recevait tout le temps des lettres des cousins en Nouvelle-Zélande. Non, ce n'était pas...je ne peux pas dire que on était à la recherche d'un ancrage. Je crois que c'est ma mère à un moment donné elle a dit vous sortez d'ici les pieds en premier. J'en ai marre. J'en ai marre, je bouge plus, là. Ça suffit, ce qui me semblait raisonnable. Mon père était très confortable à Montréal. Pour lui, c'était vraiment son chez lui. Mais je m'attendais pas forcément à rester, que je le veuille ou pas, c'était...et puis j'étais très consciente des différents moments dans...enfin on a commencé à voyager très jeune et comme je dis, on était tout le temps en... Donc....Bon ça coïncidait aussi avec une plus grande facilitation les années 60-70, la possibilité de voyager était beaucoup plus grand que dans les années 50 mettons. Même au début des années 60. Mais la première chose, quand c'était possible...quand j'avais quoi 12 ans, on a passé du temps en Europe. On est allé voir la maison en France que ma mère a quittée juste avant l'arrivée des Allemands. C'était sa première chose qu'elle voulait faire, c'était de retourner là. 

Emmanuelle [00:22:51] C'est impressionnant. Je pense que le sens de ma question, c'était d'essayer de comprendre mieux comment, dans ces jeunes années, avec une histoire comme celle là, on définit son appartenance. 

Monica [00:23:05] Et c'est là où je te dis, c'est que pour moi, ce n'était pas une question. C'est à dire que l'appartenance à la limite pour moi l'appartenance peut être dangereux. C'est plutôt une question de capacité de fonctionner, de bien fonctionner, d'avoir des relations sociales, d'être heureuse dans différentes situations, de ne pas être complètement investi d'un il faut que ce soit comme ci, il faut que ce soit comme ça, mais au contraire d'avoir la possibilité, la liberté de naviguer, qui pour moi est une grande liberté, de pouvoir traverser des frontières, de nouer des relations avec n'importe qui, de comprendre des points de vue qui ne me sont pas familiers. C'est là où ça ne devrait pas te surprendre que je suis devenue anthropologue. 

Emmanuelle [00:24:06] Non, j'allais le dire. C'est vraiment le mode...l'enfance que tu as eue reflète vraiment la scientifique que tu es aujourd'hui, n'est-ce pas? 

Monica [00:24:16] Totalement, totalement. 

Emmanuelle [00:24:19] Je vais te poser une question que tu vas peut-être trouver idiote, mais comment est-ce que tu te définirais aujourd'hui? Franco-canadienne, franco-québécoise, franco-ontarienne ou rien du tout? Ou autre chose? 

Monica [00:24:33] Qu'est-ce que tu prédirais comme réponse en ayant écouté ce que je viens de te dire? 

Emmanuelle [00:24:38] Je fais jamais de prédiction quand je t'écoute mais je pense que citoyenne du monde?

Monica [00:24:44] Non pas forcément parce que je ne suis pas forcément la bienvenue partout et je devrais pas forcément être la bienvenue partout. Il y a des places où j'ai juste pas d'affaire à être là puis je respecte. Donc non...pour moi la question de l'identité...à un moment donné en fait intellectuellement il a fallu vraiment que je compose avec ça et que je...en tant qu'ethnographe aussi un de mes principes de base, c'est que quelque chose doit être observable pour que je puisse en parler, sinon ben je devrais juste être psychologue ou je ne sais pas quoi d'autre ou philosophe ou littéraire. Mais si je ne peux pas rendre ça opérationnel comme concept, je n'ai pas d'affaire à l'utiliser. Et donc, c'est là où pour moi, l'identité, c'est en fait une catégorisation. C'est un processus de catégorisation. Ça peut être ma tentative à moi de m'insérer dans une catégorie sociale qui est structurante pour la société dans laquelle je vis. Ça peut être la manière dont d'autres personnes essaient de me caser, mais ce n'est pas une chose en soi. C'est un processus de gestion des frontières, des catégories sociales et toutes les catégories. Si on parle... quand on parle franco-quelque chose, on parle en termes de quelque chose d'ethnolinguistique et non national pour différents...pour toutes sortes de raisons. Mais ça peut être toutes sortes de catégories sociales. Ça peut être l'âge, ça peut être le genre, ça peut être vraiment n'importe quoi. La question..la question est plutôt je le renverse en disant quelles sont les catégories sociales qui sont structurantes pour les sociétés qui m'intéressent, en l'occurrence le Canada historique et contemporain. Pourquoi ces catégories là? Pourquoi est-ce que ce sont ces catégories qui sont tellement importantes pourquoi à Montréal, dans les années 60-70, la grosse affaire, c'était t'es-tu franco, t'es-tu anglo, t'es-tu immigré, t'es quoi, tsé? Pourquoi est-ce que c'est toujours une question que les gens posent? Pourquoi est-ce que c'est toujours les francophones qui peuvent poser cette question là aux immigrés, mais pas l'inverse? J'ai eu une grosse chicane avec une collègue à un moment donné francophone québécoise parce que... encore une fois « Monica Heller, c'est quoi ça comme nom? ». Et puis là, j'ai juste pété tous mes fusibles. J'ai dit « écoute, tsé - on va l'appeler, je sais pas Lynne pour les besoins de la cause - Lynne, moi, je ne te pose pas la question, à savoir Lynne Pelletier - mettons, ce n'est pas son vrai nom - Lynne Pelletier, c'est quoi ça comme nom? » Tu me regarderais comme si j'étais complètement folle. Pourquoi... pourquoi c'est toujours vous autres et pourquoi tu te... Mais je suis...et la réponse est toujours l'innocence. Je suis curieuse, je veux apprendre. Oui, mais pourquoi est-ce que moi, je sais tout sur toi et toi, tu sais rien sur moi, c'est....Alors j'ai compris très vite que ces questions de...d'ignorance sont aussi...les silences et les ignorances ne sont pas anodins et ne sont pas aléatoires. D'où mon intérêt pour la manière dont ce que tu appelles l'identité est en fait un terrain de pouvoir, c'est un terrain d'inégalités. Qui a le droit de se faire appeler quoi? Qui a le droit d'appeler qui quoi? 

Emmanuelle [00:28:26] Oui, le droit et puis aussi peut-être les moyens. Parce que finalement, quand on regarde ton parcours à toi, tu as été sur le plan social et académique, très privilégiée?

Monica [00:28:37] Oui, ben privilégiée, mais aussi, c'était une nécessité. Mes grands-parents paternels n'étaient pas éduqués. C'est ma grand-mère était considérée comme ayant été super éduquée parce qu'elle est allée à l'école dans ce qui est maintenant l'Ukraine, jusqu'à l'âge de...jusqu'à ce qu'elle vienne au Canada à l'âge de 16-17 ans. Mon grand-père était plus jeune quand il est venu, il a dû lâcher l'école en huitième année, je pense sixième, huitième pour travailler. Et donc c'était le truc classique d'immigrés pauvres juifs pour qui les enfants, c'est la porte de sortie c'était l'éducation. Et les enfants, puis les petits-enfants, il y a une chose qui est importante dans la vie, c'est que tu réussis à l'école. 

Emmanuelle [00:29:24] Oui. On le voit très fort dans la catégorie quand...enfin catégorie, excuse-moi de parler de catégorisation, mais quand on travaille, moi, je travaille aussi avec des populations réfugiées et c'est vrai qu'il y a ce désir. L'école c'est la chose qu'il y a de plus important. Alors pour toi, est-ce que l'école, notre école francophone aujourd'hui, n'est-elle pas toujours.... et enfin, ne manque t'elle pas à son devoir d'inclusion? 

Monica [00:29:52] Je pense que c'est difficile pour l'institution scolaire. Donc il y a peut-être quelque chose d'encore plus fort chez certaines catégories d'écoles, notamment issues de lutte pour le droit à la différence donc la minorisation, la minorisation linguistique, entre autres. Mais c'est là où, justement, en essayant de comprendre ça, où il a fallu que je regarde ben c'est quoi cette institution sociale, de comprendre son histoire comme institution étatique, avec le devoir de produire des citoyens et donc de définir qu'est-ce que c'est qu'un citoyen? Qu'est-ce que c'est qu'un... c'est quoi l'ordre social et donc l'ordre moral qu'on essaie d'instaurer chez nos jeunes? Deuxième foyer de socialisation important après la famille, mais premier foyer de l'Etat. Et donc comme institution de sélection sociale en même temps, nécessairement, c'est là où j'ai, j'ai compris qu'on hérite de ça et que donc cette institution a comme mandat de produire un certain type de personne, un certain type de citoyen national. Ça peut être l'État-nation, ça c'est le modèle type. Quand tu es minoritaire, c'est peut être pas l'État-nation, mais c'est tout comme. C'est le même raisonnement. J'appelle ça pour pour notre cas à nous le nationalisme institutionnel. L'idée, c'est d'avoir le contrôle autonome sur des espaces si ça peut être géographique, ça c'est le modèle d'Etat-nation idéal, si on ne peut pas avoir les territoires ça va être des espaces sociaux, et notamment des espaces institutionnels. Donc, quand on parle aujourd'hui en milieu minoritaire francophone au Canada de la gouvernance, c'est dans ce sens là. On continue à lutter pour avoir le contrôle sur des espaces compris comme des espaces homogènes, finalement. Et si on doit...qu'est censé produire un citoyen ou une citoyenne de la francophonie quelque chose, quelque chose. Par définition, il y a des choix là-dedans et donc l'ironie de ça c'est que en revendiquant le droit à la différence, on utilise le même modèle...on utilise le modèle de l'homogénéisation, l'uniformisation de l'État-nation qui crée par définition des exclusions parce que tu essaies de créer un espace autonome, un espace homogène, etc. On le sait le totalitarisme ne fonctionne pas, il y a toujours quelque chose qui ne rentre pas, il y a toujours quelque chose qui fit pas. Et donc, comment...qu'est-ce que tu fais avec ces gens, avec ces pratiques, avec ces phénomènes qui rentrent pas? 

Emmanuelle [00:33:06] Finalement, en écoutant, il me semble que peut-être le drame de l'institution scolaire, c'est de considérer une bonne et une mauvaise francophonie, une bonne et une mauvaise langue et qui influence finalement des catégories exclusives. La création de catégories exclusives, 

Monica [00:33:37] Par définition, c'est dans la mesure où on dit...on est d'accord que c'est ça l'idéal qu'on cherche. N'importe quoi qui rentre pas là-dedans, par définition, est exclu. Alors là, après la question, c'est de savoir est-ce qu'on est capable de dire on voit...et ça, c'est tout l'enjeu. Soit capable de se définir des objectifs communs, des valeurs communes qui permettent à tout le monde de participer dans cet espace, pas forcément de la même manière. D'avoir le droit de participer au débat, à la remise en question de ces valeurs, à la remise en question de ces pratiques parce que c'est du travail quotidien, tout ça, tu sais ça doit reproduire à tous les jours. Et de comprendre ça comme une tentative de vivre en société sans que ça soit, sans que ça ait un poids moral, sans qu'il y ait de jugement moral de rattaché. Tu n'es pas une bonne personne si tu fais pas comme ça. 

Emmanuelle [00:34:49] Est-ce que tu penses que c'est ça le grand défi de la francophonie canadienne à l'heure actuelle? 

Monica [00:34:56] Absolument, absolument. Et je dis toujours...je considère que, pour nous qui avons vécu l'exclusion, c'est, je crois, ça très fortement, même si pour moi et je parle, tout le temps en termes de -ité, la judéité, la francité. La judéité est un truc super compliqué et ce n'est pas une catégorie avec laquelle je suis entièrement à l'aise pour toutes sortes de raisons. Et avec l'histoire que j'ai, c'est mon devoir absolu de comprendre qu'est-ce que ça veut dire être exclu? Et donc je dirais c'est la même chose pour la francophonie canadienne. On a un devoir, évidemment, les gens majoritaires ont les mêmes devoirs, mais si nous, on ne peut pas le faire, c'est qui qui va pouvoir le faire. 

Emmanuelle [00:35:52] Donc, en fait, tu renverses la question qui est la plupart des...quand on travaille dans l'éducation, la question qu'on se pose, c'est comment être inclusif? Et toi, tu dis pour être inclusif, il faut d'abord se poser la question de l'exclusion. 

Monica [00:36:06] Complètement. 

Emmanuelle [00:36:08] Si Monica, on devait lire un ou deux de tes articles, alors il y en a tellement, pour comprendre mieux ton travail. Lesquels tu choisirais? 

Monica [00:36:19] Bah ça dépend....j'écris pour différents publics donc ça dépend de qui on parle. Mais il y aurait peut être en français un chapitre que j'ai contribué....je pense que c'était le premier recueil de textes des membres du CREFO que Gilles Forlot et Normand Labrie ont dirigé. Et ça s'intitule Quel(s) français et pour qui? Il y aurait peut-être donc celui là. Sinon, question difficile...j'ai fait un couple d'années un livre qui pour moi était...bien j'ai deux livres clés qui sont pour moi qui ont marqué mon parcours. Le premier, en français, s'intitule Éléments d'une sociolinguistique critique, qui a vraiment résumé mes travaux et ma pensée centrale. Et puis l'autre avec ma collègue Bonnie McElhinny est en anglais. Ça s'appelle Language, Capitalism, Colonialism: Towards a Critical History. 

Emmanuelle [00:37:25] Merci. Est-ce que tu pourrais me dire vraiment en deux secondes quels sont les chercheurs qui ont le plus influencé ton parcours? 

Monica [00:37:38] Probablement, certainement John Gumperz, qui était mon directeur de thèse donc sociolinguiste interactionniste. Il m'a vraiment formée à la sensibilité du lien entre les processus sociaux dans la vie quotidienne et les processus structurants, de différence notamment. 

Emmanuelle [00:37:58] Je savais pas qu'il avait été ton superviseur. 

Monica [00:38:00] Ouais! Oui non j'ai eu de la chance. Aaron Cicourel, sociologue...il s'appelle sociologue cognitif qui essaie de faire le lien entre les processus sociaux et la manière dont on vit les choses. Mais encore une fois, c'est dans le lien entre... lui c'était plus pour comprendre les processus institutionnels. Pierre Bourdieu, énormément. Et puis Anthony Giddens pour la question de la structuration. 

Emmanuelle [00:38:33] C'est riche. J'ai une dernière question pour toi, Monica, ça veut dire quoi exactement francophonie canadienne?

Monica [00:38:43] Pour moi, c'est un espace. En fait, j'essaie de parler de moins en moins de francophonie canadienne et plus de francité. Après, les gens me disent Qu'est-ce que tu veux dire en francité? Ce qui est une bonne question. Mais mettons pour moi c'est un espace social où ce sont des espaces sociaux interreliés qui sont structurés par l'État canadien, d'une part, et par un concept de francité comme une idée qu'on a en commun d'une orientation linguistique et culturelle nationale. Enfin il faudrait ancrer ça dans le développement historique du concept de la nation et donc on est héritier de ça. 

Emmanuelle [00:39:33] Merci beaucoup, Monica. Alors, on peut te suivre parce que tu as toujours un projet en cours qui s'appelle un Canadien errant. On peut même écouter la chanson qui correspond. Je suis allée visiter le site qui m'a fasciné. Il m'a vraiment fasciné où on peut voir les parcours de mobilité. On peut aussi presque dialoguer avec les personnes que tu as interrogées et j'attends avec impatience de voir la suite. Je te remercie beaucoup pour cette entrevue très riche pour moi. T'es vraiment un modèle pour moi. Je m'inspire beaucoup de tes travaux pour continuer et j'invite les personnes qui nous écoutent aujourd'hui à aller lire tes articles. On vous mettra les liens sur le site du CREFO et on se réjouit de vous retrouver pour la prochaine édition de notre podcast Quoi de neuf au CREFO? Au revoir et à bientôt!

Monica [00:40:33] Merci Emmanuelle. 

Joey [00:40:36] Saviez-vous que vous pouvez compléter une maîtrise en éducation à temps partiel à l'Université de Toronto, entièrement en français? Pour avoir plus de détails, contactez-nous par courriel à crefo.oise@utoronto.ca