Quoi de neuf ?

Entretien avec Francis Bangou

October 05, 2020 Les cafés du CREFO Season 1 Episode 4
Quoi de neuf ?
Entretien avec Francis Bangou
Show Notes Transcript

Dans cet épisode, Emmanuelle Le Pichon, directrice du CREFO, rencontre Francis Bangou, Vice-doyen à la gouvernance et aux affaires étudiantes et professeur agrégé à l'Université d'Ottawa.


Joey [00:00:00] Dans cet épisode, Emmanuelle Le Pichon, directrice du CREFO, rencontre Francis Bangou vice-doyen à la gouvernance et aux affaires étudiantes et professeur agrégé à l'université d'Ottawa. 

Emmanuelle [00:00:10] Qu'est-ce qui te fait rêver? 

Francis [00:00:12] D'une certaine manière, c'est toujours un petit peu ce qui me déstabilise. 

Joey [00:00:18] Bienvenue à Quoi de neuf. 

Emmanuelle [00:00:35] Bonjour, j'ai le grand honneur de recevoir aujourd'hui le professeur Francis Bangou. Bonjour Francis. 

Francis [00:00:42] Bonjour, bonjour Emmanuelle. 

Emmanuelle [00:00:43] Comment vas-tu aujourd'hui? 

Francis [00:00:45] Bah très bien, merci. Merci de m'avoir invité. 

Emmanuelle [00:00:48] C'est un plaisir. Francis Bangou, il est vice doyen à la gouvernance et aux affaires étudiantes et professeur associé en enseignement des langues secondes, c'est précisé sur le site français et anglais. Ses recherches portent sur l'adaptation des enseignants et des apprenants de langue seconde à des environnements d'enseignement et d'apprentissage que tu appelles peu familiers. Donc peut-être ça serait intéressant que tu nous parles de ça un peu plus tard et sur la mise en oeuvre des technologies numériques dans l'enseignement des langues secondes. Dis-donc, on a beaucoup de points en commun, toi et moi. Alors Francis il a obtenu son doctorat en enseignement des langues étrangères et des langues secondes à l'Ohio State University et il a rejoint la Faculté d'éducation de l'Université d'Ottawa en 2007. Il est directeur du groupe de recherche Éducation et langues, qu'on appelle aussi EducLang. Francis, ma première question est la suivante: qu'est-ce qui te fait rêver? 

Francis [00:01:48] Oh, c'est une belle, une bonne question. Qu'est-ce qui me fait rêver? Alors je dirais que ce qui me fait rêver, d'une certaine manière, c'est toujours un petit peu ce qui me déstabilise d'une manière ou d'une autre et que de ce fait, me pousse à penser autrement à certaines choses, à envisager les choses un peu différemment et à ce moment-là, effectivement à rêver d'un devenir éventuel. Mais c'est surtout dans ces situations qui sont à la fois inconfortables, peu familières qui fait que souvent, c'est ça qui me fait rêver. Alors, il faut dire aussi que au cours de ma vie, lorsque je pense un peu à mon cheminement en tant qu'individu, j'ai été souvent mis dans cette situation un peu inconfortable, peu familière et qui a fait que c'est vrai qu'il y a toujours un aspect extrêmement difficile. Un défi, parce qu'on doit tout réapprendre, apprendre d'autres pratiques, se remettre en question aussi. Mais au bout du compte, je constate qu'il y a toujours cet aspect...on s'en sort...je vais peut-être être un peu cliché, mais c'est vrai que ainsi, on arrive vraiment à faire des choses qu'on n'aurait pas pu envisager autrement. Et ça, c'est ça qui me fait, qui me fait rêver d'une certaine manière. 

Emmanuelle [00:03:33] C'est amusant parce que en fait tu dis on part du rêve et puis tu dis on s'en sort. Donc, on a l'impression que tu mets ta vie...ta vie est comme un défi permanent. 

Francis [00:03:43] Oui, d'une certaine façon. J'aime ça, j'aime, j'aime les défis. Encore une fois, j'aime me mettre dans des situations, on va dire un peu..un peu oui, me lancer des défis, on va dire ça. Et donc, parce que je sais, c'est propice à la création. C'est ça que j'aime en fait et donc, c'est un peu pour ça. 

Emmanuelle [00:04:08] Tu rentres très bien dans le thème de cette série parce que si je te pose la question suivante, tu vas me dire mais tu as déjà répondu. J'allais te demander mais quelle est la place de la diversité dans ta vie, dans ton travail? 

Francis [00:04:21] Oh, la diversité tient une place, je dirais prépondérante dans le sens où elle est même au cœur de ma pensée et aussi de mon cheminement personnel et professionnel. C'est aussi pour cette raison que je m'intéresse....ma recherche touche à ces questions où on s'adapte où on évolue dans des milieux qui sont peu familiers et notamment de par leur diversité. Alors moi, j'essaie d'envisager la diversité dans sa diversité, dans le sens où on parle bien sûr de la diversité des personnes, des expériences, etc. Mais aussi une diversité de pensée, une diversité de paradigmes, de pensée, une diversité aussi de moyens d'expression, notamment avec les technologies, etc. Donc c'est en fait tous ces éléments qui, d'une certaine manière, nourrissent un peu ma réflexion. 

Emmanuelle [00:05:34] Quand tu nous parlais de ces rêves, de ces défis, je pense que tu pensais aux différents passages de frontière que tu as vécu. Est-ce que tu veux nous en parler un peu? 

Francis [00:05:48] Oui, c'est ces différents passages de frontières. J'aime bien la façon dont tu le dis...Ces différents passages de frontières, moi j'aime bien parler aussi de traverser des océans plusieurs fois et oui bien en fait ils ont été réellement, ça a été quelque chose qui a façonné ma vie et qui a façonné aussi ma recherche. Car ainsi, j'ai pu rencontrer des personnes, j'ai pu vivre des expériences qui, encore une fois, m'ont déstabilisé, m'ont ouvert des portes et m'ont permis aussi de découvrir des choses que je n'aurais pas pu découvrir autrement. 

Emmanuelle [00:06:30] Donc tu es né en France, c'est ça? 

Francis [00:06:31] Je suis né en France et plus spécifiquement en Guadeloupe, les Antilles françaises, oui. Donc, je suis né à Pointe-à-Pitre et donc après, j'ai étudié à Bordeaux, à l'Université de Bordeaux, en linguistique, en sciences du langage. Et puis après, j'ai fait la filière FLE - français langue étrangère - et je suis parti après aux Etats-Unis, 

Emmanuelle [00:07:02] Aux Etats-Unis...Alors tu vis au Canada depuis 12 ans et tu as vécu à peu près, si je me trompe pas, le même nombre d'années aux U.S.A. Mais quand tu présentes le Canada, tu dis c'est un milieu complexe. Alors ma question, ce qui m'a tout de suite sauté aux yeux, je me suis dit Canada plus complexe que les U.S.A?

Francis [00:07:27] Non, non, en fait, je parlais de la complexité au Canada plus au niveau, donc de ma recherche et des cadres, on va dire théoriques, qui ont un peu nourri ma pensée, ma pensée aussi, un peu plus on va dire épistémologique dans le sens où, effectivement, mon cheminement, mon passage de frontière s'est aussi accompagné de découvertes à ce niveau-là. Et pour moi, d'une certaine manière, c'est simplement ma façon d'organiser ou peut-être mes pensées ou autres. C'est vrai que j'associe beaucoup mon arrivée au Canada à la découverte de courants de pensée plus complexes, à la complexité et autres. Et donc, c'est pour ça que j'ai... j'associe le Canada à cela en fait. 

Emmanuelle [00:08:19] Mais de penseurs canadiens ou de par la situation que tu as rencontrée au Canada? 

Francis [00:08:24] Non, plus de...plus de penseurs canadiens. Je pense aussi qu'il y a une certaine complexité aussi au niveau du Canada par rapport aux complexités linguistiques, langagières que j'ai aussi que j'ai aussi vécues. Je trouve aussi une certaine manière...complexe autrement au niveau du Canada, oui.

Emmanuelle [00:08:49] Est-ce qu'on peut dire que, en passant des États-Unis au Canada, tu es passé du bilinguisme au plurilinguisme? 

Francis [00:08:56] Oui, et je dirais que avant de passer...avant d'arriver au Canada, je ne suis pas arrivé au Canada directement des États-Unis. Je suis repassé par la France, en fait, et c'est vraiment en passant du...des États-Unis à la France que je suis passé du bilinguisme au plurilinguisme. 

Emmanuelle [00:09:18] En fait, tu es en train de nous dire qu'il faut voyager pour comprendre. 

Francis [00:09:22] D'une certaine manière, oui, dans le sens où pas forcément... pour comprendre autrement. C'est-à-dire pour comprendre...il y a une certaine...un vécu qui est qui est dans l'expérience, en fait, et qui...ça permet en fait de s'associer peut-être à certaines lectures, à certaines idées et à certains concepts autrement. 

Emmanuelle [00:09:49] Francis, quel francophone es-tu? 

Francis [00:09:52] Bonne question. Ben oui, c'est vrai que j'ai tendance à m'identifier en général comme étant quelqu'un toujours entre deux...un peu, comme on dit in between un peu toujours entre deux, entre deux éléments, entre plusieurs éléments parce que que je sois ici ou là, je suis toujours un peu ailleurs, d'une certaine manière. Et je pense que ma francophonie est un peu...est de cette façon, c'est que ma francophonie...comment je m'identifierais? Est-ce que je suis francophone antillais, francophone donc du continent de France ou alors francophone canadien, parce que même dans mon parler, je vais oser dire aux Antilles, on me dit Ah le Canadien, tu parles comme un Canadien, enfin les expressions, etc. Je suis ici au...j'utilise parfois des expressions des Antilles, je mélange un peu le tout. Je suis en France, c'est pareil, donc je pense que c'est un peu toutes ces francophonies qu'on retrouve qui font en fait ce que je suis en tant que locuteur francophone. 

Emmanuelle [00:11:11] Est-ce que c'est pour ça que tu rejettes ce que tu appelles les représentations binaires? 

Francis [00:11:18] Exactement, oui.

Emmanuelle [00:11:21] Est-ce que tu dis quelque part que ça t'es venu d'une théorie que tu qualifies de deleuzoguattarienne. Alors tu peux expliquer ça? Je dirais en parlant à moi, c'est-à-dire...tu sais comment on appelle ça...les explications pour les nuls. 

Francis [00:11:37] Oui, c'est toujours un challenge parce que c'est toujours un défi. Je pense c'est un des grands défis, c'est-à-dire parce que ses écrits sont particulièrement opaques. Et c'est vrai que c'est difficile, des fois, d'expliquer. En fait, brièvement c'est une anthologie donc ça renvoie vraiment à ce que c'est que la réalité. Et ce n'est pas une anthologie qui est faite pour découvrir quelque chose. C'est plus une anthologie qui est faite pour créer et donc c'est un devenir, c'est une réalité en fait qui est vécue, qui est envisagée comme étant en perpétuel devenir et donc, de ce fait, c'est une réalité qui ne peut pas être représentée parce qu'elle a ce qu'elle représente, ce qui la représente est aussi en perpétuel devenir avec cette réalité. Donc, on rejette d'une certaine manière l'idée binaire, une pensée binaire qui pourrait être exprimée en pensant soit ça, soit ci, homme ou femme, humain ou végétal etc. Etc. Mais plutôt avec des éléments comme et et et et. C'est vraiment essayer d'envisager les choses, non pas dans leur spécificité, mais dans la façon dont ce qu'elles produisent lorsqu'elles entrent en contact. Et donc, c'est un des éléments qui m'a énormément attiré au départ. Et donc, on n'est pas forcément dans une perspective d'identité, c'est-à-dire de retrouver les éléments qui se répètent le plus et qui pourraient constituer une certaine identité. On n'est pas dans la répétition. On est plutôt dans la différence. C'est-à- dire que Deleuze disait que la seule chose qui se répète réellement c'est vraiment la différence et il ne se répète jamais de la même façon deux fois. Et donc la seule chose qui est vraiment on pourrait dire éventuellement perpétuelle, c'est cette constante différence, c'est ce devenir constant et donc c'est toutes ces pensées qui m'ont intéressé et qui, jusqu'à maintenant continuent à nourrir un peu mes réflexions. 

Emmanuelle [00:13:58] Alors je voudrais savoir dans quelle mesure est-ce que ta réflexion plus théorique nourrit ta recherche, elle, plus pragmatique. Ta recherche elle, elle consiste à décomposer les représentations linguistiques des enseignants qui travaillent notamment avec les apprenants, les nouveaux arrivants, en particulier dans les écoles de langue française de l'Ontario. Et tu dis que ces représentations sont profondément ancrées dans la lutte des communautés francophones en situation minoritaire pour préserver la lutte et la culture française. Est-ce que tu peux élaborer un peu sur cette contradiction et surtout, comment sortir de cette contradiction, je pense que c'est la question à mille dollars. 

Francis [00:14:40] Oui, effectivement. En fait, je pense que...alors c'est intéressant parce que ces pensées deleuziennes n'ont pas encore...c'est en devenir. J'utilise maintenant cette pensée deleuzoguattarienne pour nourrir davantage mes réflexions concernant ma recherche qui tourne autour de l'intégration des technologies davantage. Je dirais que ma recherche autour des questions des nouveaux arrivants, l'expérience de nouveaux arrivants et les enseignants qui travaillent avec ces nouveaux arrivants dans les écoles de langue française, pour l'instant, je dirais est beaucoup plus influencé par les travaux qui concernent le plurilinguisme. Donc c'est davantage ancré dans cette tradition. Alors j'essaie effectivement maintenant mais c'est vraiment un état vraiment je dirais d'ébauche. J'essaie de voir comment est-ce que je pourrais utiliser les pensées deleuzoguattariennes dans un tel contexte. 

Emmanuelle [00:15:54] Donc, en fait, ce que tu nous expliques, c'est que ton analyse plus fondée sur le plurilinguisme, c'est surtout une approche d'un phénomène dynamique et complexe qui s'inscrit plutôt dans la lignée Larsen-Freeman et sa théorie des systèmes dynamiques, je me trompe? 

Francis [00:16:17] Voilà, oui ce serait plus, d'une certaine manière, de cette façon, quoi que justement, les théories deleuzoguattariennes ont...peuvent d'une certaine manière être attachées à cela, notamment avec ce concept d'agencement qui peut être considéré comme un système dynamique d'une certaine manière, à la différence que, selon moi, là je prends vraiment beaucoup de pincettes en disant cela, c'est que ontologiquement, il y a une différence fondamentale dans le sens où, pour moi, les pensées de la complexité, les théories de la complexité s'intéressent davantage à ce que j'appelais l'identité, c'est-à-dire ce qui se répète, les patterns d'une certaine manière, alors que moi, je m'intéresserais davantage à ce qui ne se répète pas, l'inhabituel. Et qu'est-ce que cet inhabituel produit et quelles sont les possibilités qui peuvent ressortir de cet inhabituel. Alors, pour revenir à ta question sur ces représentations et cette façon de comment s'en sortir, c'est justement que le rapport de ces enseignants par rapport à la langue de ces nouveaux apprenants qui, d'une certaine manière complètement créent un certain, je veux pas dire un chaos, mais ça, j'ai le terme en anglais en tête, c'est disrupt...voilà un dysfonctionnement. C'est quelque chose qui entraîne un certain bouleversement. Et donc, comment est-ce que un bouleversement pourrait être généralement un bouleversement dans la façon dont on a été éduqué surtout en éducation. Ça pourrait être envisagé comme quelque chose à éviter, quelque chose à régler. Moi, ma philosophie, c'est qu'un problème, ce n'est pas quelque chose de négatif ou un défi ce n'est pas quelque chose de négatif. Au contraire, c'est quelque chose qui est propice à la créativité et au changement. Et donc, pour moi, ce serait...et c'est un peu un travail que je fais au niveau de l'intégration des technologies. C'est vraiment essayer d'utiliser ces pensées, ces façons de voir le monde et ces pensées pour essayer de changer des façons de faire, des façons de penser l'autre, la différence qui serait non pas vue comme quelque chose à régler, à résoudre, à effacer, à éviter, mais plutôt quelque chose qui fait partie de la réalité qui est en fait la réalité, la réalité est quelque chose de toujours....elle est changeante et donc vivre dans son changement, vraiment apprendre à vivre dans un environnement qui est constamment en train d'évoluer et changer sans pour cela forcément toujours essayer de réprimer ce changement mais au contraire vivre avec et essayer de trouver le potentiel lorsqu'on fait cela. Et donc c'est un peu là où je me situe en ce moment.

Emmanuelle [00:19:48] Je voudrais revenir à deux choses que tu as dites, il ne faut pas que je les oublie. La première, c'est la notion d'agencement. Je ne pense pas que nos éditeurs soient familiers avec ces notions. Moi, je sais qu'elle a été réutilisée par des gens comme Kanakarajah. Est-ce que tu peux nous expliquer un petit peu?

Francis [00:20:05] Alors l'agencement, c'est un peu, d'une certaine façon, ça va dire que si je dois le dire de façon succinte, c'est la façon dont des éléments hétérogènes, qu'ils soient humains, non-humains ou des éléments qui sont tangibles ou intangibles qui, d'une façon ou d'une autre, de façon imprévisible, entrent en contact. Et, d'une certaine manière, fonctionnent. Fonctionnent comme une machine, Deleuze utilise le terme agencement machinique. Donc c'est comme une machine qui fonctionne pour produire quelque chose, pour produire un devenir, un changement ou quelque chose. Et donc, lorsque l'on parle d'un changement ou de l'apprentissage, ça pourrait être considéré comme étant justement la.... le devenir qui émerge, ce serait un devenir qui émerge de la prise de contact de tous ces éléments hétérogènes, une prise de contact encore en plus qu'on ne peut pas prévoir. On ne peut pas non plus prédire ce qui va ressortir, mais c'est être capable d'expérimenter avec, d'expérimenter au contact de tous ces éléments et de voir qu'est-ce qui peut être produit ou qu'est-ce qui ne pourrait pas être produit. 

Emmanuelle [00:21:38] Est-ce que tu...le deuxième aspect sur lequel je voulais revenir, merci beaucoup et je pense que ça nous y amène d'ailleurs, ce que tu viens de dire, c'est la question du dysfonctionnement... de ce que tu as appelé disruption, ce qui bloque. Je pense en particulier à la crise qu'on vit actuellement, qui est la crise du Covid, qui a qui a mis en avant à la fois les technologies en ligne, l'information numérique. Et puis, peut être aussi tout ce qu'elles offrent pour pouvoir modifier, changer l'éducation peut-être à plus long terme. Et c'est exactement ça va tout à fait dans le sens de ce que tu dis, c'est à dire qu'on pourrait considérer cette crise comme une parenthèse où on pourrait la voir à plus long terme, comme à la base d'un changement majeur pour un bien. Qu'est-ce que tu en penses? 

Francis [00:22:34] Je pense que c'est exactement ça. C'est un bel exemple parce que les agencements peuvent être...peuvent se produire à différentes échelles, de façon très macro, comme la crise du covid ou de façon très micro aussi. Et donc, je pense que c'est un bel exemple où là, on a quelque chose qui a bouleversé de façon inattendue le monde entier. Et de voir, en fait quels sont... qu'est-ce qui pourrait ressortir. Alors, là nous sommes vraiment, je pense à une...dans une phase où tout est possible. C'est le in-betweenness que Deleuze aime bien, c'est vivre dans cet entre-deux et cet entre-deux est encore une fois... 

Emmanuelle [00:23:21] Entre-deux qui rejette le binaire.

Francis [00:23:26] Tu as parfaitement raison, en fait. Mais en français, ça serait entre, c'est entre...c'est entre plusieurs, on va dire. Cette zone liminaire, voilà... 

Emmanuelle [00:23:38] Est-ce que c'est obsolète de parler de troisième espace? 

Francis [00:23:43] Non, je ne pense pas et je pense que ce serait plutôt, je dirais même un espace qui serait multiple et donc c'est dans cet espace qui est entre, on va dire, ou qui est aussi qui permet... où tout est possible d'une certaine manière. Et après, maintenant, ce qui va en ressortir, ce qui va être matérialisé, ça va être le fruit d'interactions, de mécanismes complexes et diversifiés entre différents éléments qui risqueraient...notamment différentes forces, des forces qui portent vers la stabilisation et les forces qui vont pousser vers la déstabilisation. Et donc, c'est ce jeu de ce rapport un peu qui va peut-être nous amener à continuer vers des...à la fois, continuer à innover. 

Emmanuelle [00:24:41] C'est amusant en écoutant on a l'impression que tu nous parles de dérive des continents et tectonique des plaques. 

Francis [00:24:49] Ah oui c'est intéressant...mais oui dérivés, etc. Oui, oui, oui. Mais en fait, c'est en fait, c'est vraiment ce jeu, c'est ça et qui fait que des forces en fait vont fait entrer en contact qui font que, par exemple, nous aurons des personnes qui vont dire mais on peut le voir dans les débats qu'on peut avoir. Va t-on aller totalement en ligne ou pas? Non, faut mieux peut-être aller en formule hybride. On retrouve ce genre de tension, de discours, même au sein de la société en ce moment, qui font que, au bout du compte, on pourrait aller dans une direction ou dans une autre, ou éventuellement encore une autre et ça on ne sait pas. Ou alors dans plusieurs directions en même temps. Et puis...et c'est ça qu'il y a en fait de formidable... 

Emmanuelle [00:25:42] Est-ce que tu penses que ce sont...ce sont les technologies qui nous offrent ce terrain infini et que, finalement, la résistance se trouve en nous? 

Francis [00:25:50] Je pense que en tant que deleuzoguattarien, je dirais que la possibilité de le pouvoir, de transformer se trouve dans tout. Effectivement aussi bien dans l'humain que dans le matériel, d'accord? Donc, la technologie, effectivement, a d'une certaine manière, en fonction encore une fois des agencements dans lesquels on se trouve, a la capacité d'agir d'une certaine manière, a la capacité de transformer des choses et d'être transformé, tout comme tout objet matériel d'une certaine manière. Et donc, c'est un peu ces éléments que j'essaie aussi de mettre en évidence...Donc, pour répondre à ta question, oui, je pense que la technologie joue un rôle. Ça, c'est sûr et certain. Je ne dis pas que c'est elle qui joue le rôle principal pour améliorer, etc. Mais elle contribue. 

Emmanuelle [00:26:58] Je pensais en particulier au fait que si on ouvre l'internet, je veux dire l'accès aux langues est incroyable, et ce qu'on peut faire avec les langues c'est incroyable. Donc on se pose beaucoup de questions par rapport à l'utilisation minimale et même rejetée des langues dans la salle de classe. Donc moi je vois là une contradiction assez forte entre le numérique qui apporte toute la liberté possible au niveau langagier et puis les enseignants que nous sommes qui finalement résistent à cette zone d'inconfort dont tu parlais au début, qui toi t'attire. Donc, est-ce que tu penses pas que, finalement, notre recherche se transforme en un plaidoyer pour adresser ces idéologies vis-à-vis des langues et du divers? 

Francis [00:27:49] Oui, je pense que c'est certainement je pense que tu le dis, tu le dis très bien, mais encore une fois, ces forces qui poussent vers le changement que j'essaie d'utiliser dans ma recherche ne peut fonctionner que si, en même temps, nous avons des forces qui nous poussent vers la stabilité. Et donc, je pense qu'elles sont toujours présentes. C'est simplement ce sur quoi on décide de centrer notre attention en fait, c'est un peu un peu ça....Je pense que beaucoup maintenant, je pense que la recherche en général et aussi nos pratiques en général, surtout nos pratiques au niveau de l'éducation, se sont intéressées surtout aux forces qui poussent vers la stabilité, l'ordre, la constance, etc. Beaucoup et je pense que maintenant, il y a tout un mouvement de pensée qui voudrait maintenant voir, ok, on s'est intéressé beaucoup à ces.... maintenant, regardons, essayons de regarder maintenant qu'est-ce qui peut être fait, qu'est-ce qui pourrait ressortir du fait de se consacrer davantage maintenant à d'autres types de forces, des forces qui sont beaucoup plus discordantes, qui poussent davantage au changement, à la...à être déstabilisé, à la discordance, etc. Donc au désordre et donc voir qu'est ce qui pourrait être fait de ce côté-là.

Emmanuelle [00:29:22] J'aime parce que tu parles beaucoup de pratiques, mais tu ne parles pas de pédagogie. Donc tu t'intéresses surtout aux pratiques finalement. 

Francis [00:29:29] Je m'intéresse surtout aux pratiques oui, parce que pour moi, les pratiques pédagogiques en tant que telles, s'inscrivent dans un environnement beaucoup plus large où des pratiques pour moi sont mises en place. Donc pour moi, les pratiques pédagogiques sont la matérialisation d'autre chose, de pratiques beaucoup plus large, beaucoup plus sociétales.

Emmanuelle [00:29:55] Francis, quelles sont les personnes qui t'ont le plus marqué dans ta vie?

Francis [00:30:02] Bonne question. Tu veux dire, professionnellement...

Emmanuelle [00:30:09] Comment tu veux, personnellement, on aime bien aussi... 

Francis [00:30:12] Personnellement, ben en fait c'est un peu pour revenir au même point. J'en reviens toujours un peu aux mêmes choses. J'ai une fibre, j'ai une fibre artistique et c'est aussi quelque chose que j'essaye d'intégrer davantage dans ma recherche. Et parce que justement, je pense que c'est surtout pour revenir à un aspect plus langagier, ce que m'apporte les pensées deleuzoguattariennes remettent en question la relation qu'on établit, qui a été établi entre ce qui.. j'arrive pas, c'est une recherche que je fais en anglais donc...entre le signifié et entre le signifiant. Et donc, elle remet en question cette relation. Ce n'est plus une relation qui est forcément directe, mais une relation qui utilise le terme de rhizome, donc qui va dans de multiples...

Emmanuelle [00:31:09] Donc en fait pour aider ceux qui nous écoutent, le sens du mot et sa représentation graphique, n'est-ce-pas? 

Francis [00:31:16] Voilà, exactement. Ou alors, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de représentation, il n'y a pas de relation directe entre un objet et ce qu'il pourrait être ou ce qu'il pourrait signifier, d'accord? Et donc...vous entendez les travaux, désolé!...et donc justement pour moi, ce que j'essaye de faire dans ma recherche, c'est de voir comment est-ce que la technologie et la langue et les langues peuvent nous permettre d'arriver à cet état d'esprit, cette façon de voir les choses qui nous permettent de vivre dans un certain désordre, chaos, d'être à l'aise là-dedans et de voir en fait quelles sont les possibilités qui peuvent être offertes. Et donc que pour moi, j'utilise ça comme des modes d'expression et un peu expérimenter avec différentes façons de combiner ces signifiants et signifiés. Et donc, je pense que les technologies offrent de grandes possibilités à ce niveau-là. 

Emmanuelle [00:32:31] Quel type d'artiste est-ce que tu es? Tu es un sculpteur, un peintre? 

Francis [00:32:36] Je dirais que non. En fait, je dirais que spontanément, je suis un penseur. Naturellement oui, sans aucun doute. C'est l'art qui me parle le plus. Et justement, parce que c'est un rapport que l'on a avec son corps, que justement, en tant qu'intellectuel on perd un peu. Et j'aime, j'aime la danse pour ça. Et donc, justement, ces perspectives encore deleuzoguattariennes me permettent de me reconnecter à mon corps, à d'autres éléments qui, auparavant, j'aurais mis de côté.

Emmanuelle [00:33:22] Tu n'as toujours pas répondu à ma question quelles sont les personnes qui t'ont le plus influencé? 

Francis [00:33:26] Oui, effectivement. Alors pour en revenir...

Emmanuelle [00:33:29] J'ai l'impression que tu essaies de l'éviter...

Francis [00:33:31] Non pas du tout. En fait, c'est un grand préambule pour dire que les personnes qui m'ont le plus influencé, ce sont des personnes qui, justement, avaient, d'une manière ou d'une autre, chamboulé ce rapport que j'ai avec le signifiant et le signifié, qui m'ont permis de remettre en question beaucoup de choses. Des artistes, des danseurs, ce sont pas forcément des personnes connues, mais qui m'ont permis de vivre des choses autrement. Et donc, je dirais que ce sont les personnes qui ont le plus marqué.

Emmanuelle [00:34:11] C'est beau ce que tu dis surtout à l'heure actuelle où la culture est vraiment très, très affectée par les coupes budgétaires dans tous ces pays affectés par le covid. Donc je trouve que c'est beau parce que c'est important de remettre cette culture et cet art au centre de nos vies. 

Francis [00:34:29] Exactement. Et donc, pour te donner un exemple précis, je sais pas si vous avez entendu mais Diana Masny est décédée. Et donc c'est une professeure qui a eu une influence sur moi d'une certaine manière, parce qu'elle m'a en fait permis de me reconnecter avec la philosophie. Elle a montré en fait que ça avait extrêmement....ça nous permettait, c'était pas simplement ça, c'était extrêmement pratique déjà, avec cette facilité de montrer que la philosophie c'est une chose extrêmement pratique et qui permettait aussi de voir le monde autrement. Et donc, c'est ce genre de personnes qui m'ont influencé. J'en ai eu plein d'autres, mais son nom revient parce qu'elle nous a quittés récemment et donc c'est pour cette raison...

Emmanuelle [00:35:29] Peut-être tu pourrais nous envoyer un lien pour qu'on puisse le mettre sur le site du CREFO, peut-être une vidéo, quelque chose qu'on peut écouter pour voir son travail. Si on devait lire un ou deux de tes articles pour comprendre mieux ton travail. Qu'est-ce que tu penses qu'on devrait lire? 

Francis [00:35:48] Alors, je pense que vous devriez certainement lire le chapitre que j'ai écrit dans le livre, dans le collectif qui vient de sortir, qui a été coédité avec Monica Waterhouse et Douglas Fleming. C'est un article, pardons c'est un chapitre où je parle un peu de la façon dont j'utilise les pensées deuleuzoguattariennes dans ma recherche au niveau donc de la formation des enseignants et des technologies, et aussi c'est une façon de changer les méthodologies de recherche aussi. Donc, je pense que ça permet...ça donne un cadre pour bien comprendre où est-ce que je me situe maintenant. Alors en ce qui concerne l'adaptation, comme je te dis, c'est un corps en devenir. Mais les travaux que j'ai faits avec notamment Carole Fleuret autour des apprenants nouveaux arrivants dans les écoles de langue française, ce serait certainement des articles aussi à lire. Je suis justement en train d'écrire un article encore avec elle sur ces questions, où justement, dans cet article, on peut constater une certaine manière par rapport à lorsqu'on a commencé à travailler sur ces questions. On peut voir certains changements au niveau des paradigmes de pensée où on s'éloigne un peu plus, un petit peu, un petit peu. Ce sont encore... très encore une fois embryonnaire, mais on commence à voir des traces de paradigmes du plus axés sur le plurilinguisme qui commencent à émerger dans les écoles de langue française, dans des pratiques et notamment des pratiques pédagogiques. Et donc, ça, c'est assez, c'est assez... 

Emmanuelle [00:37:49] Est-ce que pour toi c'est un rêve qui se réalise? 

Francis [00:37:52] Oui, oui, oui, oui, parce que je pense que tu en as certainement discuté avec Carole plus d'une fois, parce qu'elle est vraiment engagée et passionnée. Et je pense que ce sont des choses... Oui, c'est un rêve parce qu'au début, lorsqu'on a commencé, oui, c'était carrément persona non grata d'une certaine manière, et donc oui, les choses ont commencé à évolué.

Emmanuelle [00:38:19] C'est une bonne nouvelle!

Francis [00:38:22] Oui, un petit peu, mais c'est déjà ça!

Emmanuelle [00:38:26] Et bien voilà, c'est la faille dont tu parlais au début qui laisse entrer finalement...

Francis [00:38:30] Exactement.

Emmanuelle [00:38:33] qui fait un appel d'air et qui permet à la vie de jaillir. 

Francis [00:38:35] D'une certaine manière, nos travaux, les travaux de plein d'autres chercheurs, d'une certaine manière, ont joué un rôle. Ça a été un peu la pierre qu'on lance dans la mare d'eau qui a créé un certain bouleversement. Et maintenant, on commence à voir justement certaines, comme tu dis si bien, certaines failles ont été créées et là des choses commencent à être..à en ressortir. 

Emmanuelle [00:38:57] Merci. J'aime terminer sur une note positive. Eh bien écoute Francis, je ne peux que te remercier pour cette interview passionnante, cet entretien passionnant. Merci d'avoir participé à notre café CREFO. On aime beaucoup le café au CREFO et n'hésite pas à passer si tu viens chez nous. 

Francis [00:39:14] Ben oui, ce serait avec plaisir. 

Emmanuelle [00:39:20] Et voilà et au plaisir! 

Francis [00:39:20] Exactement. Merci de m'avoir invité encore une fois. Au plaisir! 

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