Quoi de neuf ?

Entretien avec Claire Kramsch

October 19, 2020 Les cafés du CREFO Season 1 Episode 5
Quoi de neuf ?
Entretien avec Claire Kramsch
Show Notes Transcript

Dans cet épisode, Emmanuelle Le Pichon, directrice du CREFO, rencontre Claire Kramsch, professeure émérite à l'Université de la Californie, Berkeley.

Joey [00:00:00] Dans cet épisode, Emmanuelle Le Pichon, directrice du CREFO, rencontre Claire Kramsch, professeure émérite à UC Berkeley.

Claire [00:00:07] Donc, j'ai grandi dans un milieu où les gens s'aimaient, mais ne parlaient pas du tout la même langue et ne concevaient pas le monde du tout de la même manière. 

Joey [00:00:17] Bienvenue à Quoi de neuf! 

Emmanuelle [00:00:35] Bonjour, alors aujourd'hui, j'ai le grand honneur de recevoir la professeure Claire Kramsch avec moi en direct de Californie, où la situation n'est pas facile. Donc je vous remercie d'autant plus d'être là aujourd'hui. Bonjour Claire, comment allez vous? 

Claire [00:00:51] Merci, merci et vous-même?

Emmanuelle [00:00:55] Claire, on ne vous présente plus, comme on se le disait tout à l'heure. Vous avez publié de nombreux ouvrages et vous vous définissez comme linguiste appliquée. J'espère que je ne me trompe pas. 

Claire [00:01:09] Oui, vous avez raison. 

Emmanuelle [00:01:11] Voilà. Je peux tout de même dire que je crois que vous avez passé la majorité de votre carrière à l'Université de Berkeley, aux États-Unis, et vous vous êtes intéressée à l'apprentissage des langues en général sous un angle qu'on qualifie souvent de nouveau et visionnaire. Je voudrais parler de ça aujourd'hui. Vous avez fondé et dirigé le Berkeley Language Centre, une unité de recherche et de développement pour tous les professeurs de langues que vous appelez étrangères du campus. On reviendra un petit peu là dessus lors de notre discussion et vous avez reçu de nombreux prix, publié de nombreux ouvrages et vous avez été présidente de l'American Association of Applied Linguistics et il me semble que vous êtes toujours présidente de l'Association internationale de linguistique appliquée. Je me trompe?

Claire [00:02:00] Je suis la présidente passée.

Emmanuelle [00:02:04] Ah passée, voilà! Dans cette émission nous aimons parler avec les scientifiques, mais nous aimons aussi découvrir la personne derrière la femme de science. Donc, je vous remercie d'avoir accepté cette invitation encore une fois, et je vous remercie aussi d'oser vous lancer dans cet exercice de révélation de soi. Vous avez étudié la langue et la littérature allemandes à la Sorbonne et dans les années 50 et quand je lisais ça, je me disais que ça ne devait pas être évident de se passionner pour la langue et la culture allemandes dans les années 50 en France. Est-ce que vous pouvez nous parler de cette passion que vous aviez? D'où venait-elle? 

Claire [00:02:48] Eh bien, je viens en effet d'une famille... du côté de mon père franco-française, parisienne, bourgeoisie parisienne et du côté de ma mère, des émigrés hongrois, polonais en Grande-Bretagne. Et donc ma mère était anglaise. Je dis ça parce que ça explique pourquoi j'ai fait de l'allemand plutôt que de l'anglais. Quand j'ai eu 11 ans ou 12 ans que je suis entrée en sixième au lycée de jeunes filles de Versailles, d'ailleurs, j'avais commencé avant à Sainte-Marie de Neuilly en 8ème, j'avais commencé avec l'allemand parce que mon père disait ben l'anglais tu l'as à la maison. Ma mère ne savait pas le français du tout. Et donc, j'avais appris un petit peu d'anglais. Je ne savais pas...je ne savais ni lire ni écrire en anglais, mais mon père pensait que ce serait... quitte à apprendre une langue alors carrément étrangère parce que l'anglais n'était pas vraiment étranger, l'anglais, c'était la langue de ma mère. Il a dit pourquoi ne fais-tu pas allemand? Il faut comprendre aussi qu'à cette époque, donc, il s'agit de 47... 47... 48, l'allemand était en effet une langue très controversée, c'était la langue de l'ennemi. Ma famille française avait connu trois guerres avec les Allemands. Sortant de la Deuxième Guerre mondiale, on avait détesté les Allemands qui occupaient notre pays, mais d'autre part, la grande bourgeoisie parisienne, la bourgeoisie éduquée parisienne ou culturelle parisienne admirait les Allemands. Toute la famille de mon père était musicien, pianiste, violoncelliste, violoniste, avait fait des études, avait fait des études de musique en Allemagne. On admirait la science allemande, la culture allemande, la philosophie allemande, la poésie, la musique allemande et donc c'était une espèce de rapport amour haine avec l'Allemagne. Que après la guerre, quand j'ai fait de l'allemand, moi, je me suis entichée de l'allemand parce que c'était une langue controversée. C'était la langue taboue, disons que mes parents ne parlaient pas, sauf que ma mère voulait devenir secrétaire bilingue. Donc, elle avait fait de l'allemand elle-même, elle n'avait pas fait de français du tout. L'allemand avait une certaine séduction pour moi, précisément parce que personne ne faisait de l'allemand à l'époque où j'ai commencé l'allemand. À l'école, j'étais la seule...la seule élève pendant de longues années à Sainte-Marie et au lycée. 

Emmanuelle [00:05:33] C'est intéressant parce que vous ne vous êtes pas attachée à cette controverse, mais bien au contraire. Vous êtes arrivée, si je comprends bien, à l'amour de la langue par le biais de la culture. Vous avez parlé de la musique, vous avez parlé de la science. Il me semble que vous vous êtes d'abord lancée à la Sorbonne dans la littérature. N'est-ce pas? 

Claire [00:05:57] Voilà. La manière dont on enseignait l'allemand à l'époque était antédiluvienne, c'était la grammaire, la traduction, les versions, les thèmes. L'enseignement était barbant au possible. Je n'étais pas particulièrement bonne en allemand, j'ai trouvé l'allemand très difficile, ardu, avec toutes ces désinences, ces verbes irréguliers, etc. Mais j'avoue que la poésie allemande m'a complètement séduite avec ses rythmes, sa musique et des choses qu'on pouvait faire avec la grammaire allemande, qu'on ne pouvait jamais faire avec la grammaire française qui me semblait beaucoup trop rigide et beaucoup trop conventionnelle, disons, dans sa structure. Et donc que oui, je me suis...je suis tombée amoureuse de la langue avant même de tomber amoureuse du locuteur natif que j'ai finalement épousé. 

Emmanuelle [00:06:55] Ah voilà! C'est la meilleure raison, n'est-ce pas? D'abord la poésie, ensuite l'amour. C'est une très jolie histoire. Et pourtant, vous ne vous êtes pas installée en Allemagne? 

Claire [00:07:06] Non, parce que l'Allemagne... j'ai épousé le monsieur allemand que j'ai épousé, venait d'une province qui s'appelle la Silésie, qui était en Allemagne de l'Est. Enfin, à l'époque, qui avait une frontière avec la Pologne, il avait lui-même été déporté vers l'Allemagne de l'Ouest en 1946 et s'était alors lui-même amouraché des pays anglo-saxons. Il ne savait pas un mot de français. Il ne s'intéressait pas du tout à la France, mais il voulait. Il aimait l'anglais, il aimait les Anglais et l'Amérique et il voulait déjà émigrer aux États-Unis. Et je n'ai fait que suivre mon mari aux États-Unis, alors que normalement, vous avez raison, j'aurais...j'aurais dû m'installer en Allemagne et devenir...mais alors professeur de quoi, en Allemagne? J'étais professeure d'allemand en France, on n'avait pas besoin de moi pour enseigner l'allemand en Allemagne. Mais mes orientations ont un peu changé quand je suis arrivée aux États-Unis évidemment où là alors je pouvais enseigner l'allemand. Mais enseigner l'allemand aux États-Unis était tout à fait différent de...enseigner l'allemand en France. Enseigner l'allemand en France était...dans le contexte d'une guerre héréditaire avec l'Allemagne, des souvenirs...une histoire franco-allemande qui donnait une raison d'être à ma profession de professeure d'allemand. Arrivant aux États-Unis, German...German veut dire quelque chose d'autre que allemand pour les Américains. Et je ne savais rien de l'Amérique, je n'aimais pas particulièrement les États-Unis, j'avais tous les préjugés qu'on pouvait avoir contre les États-Unis. Et donc, je me suis trouvée en face de ...d'étudiants de l'allemand ou d'élève d'allemand qui avaient tout à fait une autre...qui associaient d'autres choses avec la langue allemande que moi en tant que Française. Et donc, je me suis trouvée...je me suis trouvée très rapidement dans une troisième place, si l'on peut dire, Française enseignant l'allemand aux États-Unis. 

Emmanuelle [00:09:20] C'est intéressant que vous partiez...que vous parliez d'emblée de ce troisième espace. Un concept que vous avez beaucoup travaillé, il me semble. Alors peut-être que vous reconnaitrez mieux si j'utilise l'anglais, Third Space, n'est ce pas, de Bhabha et que vous avez vous même transformé pour lui donner, si je me souviens bien, plutôt une tournure que vous avez appelée compétence symbolique. N'est-ce pas? Je ne me trompe pas? Est-ce que vous pouvez nous en parler un petit peu? 

Claire [00:09:49] Le fait que moi-même alors parlant de biographie personnelle, etc. je me trouve l'aînée de sept enfants avec deux parents qui ne parlent pas la même langue, qui ne viennent pas du même monde, qui sont totalement étrangers l'un à l'autre. Le monde anglo-saxon de ma mère était tellement différent du monde franco-français de mon père. Ma mère ne parlait pas un mot de français quand elle est venue à Versailles, quand elle est venue en France épouser mon père. Elle parlait comme, comme des... comme le boucher, le boulanger, enfin...Donc, j'ai grandi dans un milieu où les gens s'aimaient, mais ne parlaient pas du tout la même langue et ne concevaient pas le monde du tout de la même manière. Moi, grandissant en France, par exemple, j'étais admiratrice de Napoléon, j'apprenais à l'école toutes les batailles de Napoléon. Pour ma mère, qui avait grandi en Angleterre et en tant que émigrante, elle voulait être même plus Anglaise que les Anglais. Elle méprisait Napoléon. Elle le considérait comme un petit dictateur et elle ne faisait que parler de Waterloo, alors que moi, je parlais toujours d'Austerlitz et des batailles spectaculaires, les glorieux...la glorieuse armée de Napoléon. Donc, je me trouvais moi-même dans ma famille, dans une espèce de troisième classe. En réalité, j'ai fait de l'allemand ma propre langue ou ma langue à moi. Et d'ailleurs, cette espèce de troisième place est répliquée à la génération d'après ou ayant marié ou ayant épousé un Allemand qui ne parlait pas français du tout et qui n'aimait pas particulièrement la France, mon fils aîné s'est mis dans l'espagnol et donc que je...ayant éduqué, ayant socialisé mes enfants en français et ils parlaient allemand avec leur père, ils se sont mis alors à apprendre l'espagnol pour avoir eux aussi leur langue à eux, parce que je ne parle pas l'espagnol. Donc, cette troisième, cette troisième, ce troisième espace, si vous voulez, est une métaphore, évidemment, d'un espèce d'entre deux dont on a beaucoup bénéficié de...cette polarité entre deux langues, mais on essaye d'y échapper aussi. Et donc, j'ai appelé ça d'abord, une troisième place, enfin, basée sur Homi Bhabha The Third Space, mais avec le temps, j'ai pensé que la troisième place était un peu trop statique, un peu trop immobile, alors que c'est une...c'est un endroit qui se développe dans l'histoire, dans le temps et qui a beaucoup à faire avec l'ambivalence, l'espèce d'ambiguïté, du symbole, de l'ambiguïté du signe symbolique, du signe linguistique, de la communication par signes et par symbole, et que finalement, j'ai fini par nommer la compétence symbolique, car je voulais faire quelque chose qui m'a toujours tenu à coeur, et précisément de nouveau à ma biographie. Aux États-Unis, on sépare beaucoup l'enseignement de la langue et l'enseignement de la littérature. Soit on est professeur de littérature et on fait partie du haut du pavé, soit on est enseignant de langues et on fait partie du Tiers-Monde. En France, à mon époque, ce n'était pas le cas. Je suis devenue professeure de langue et littérature allemandes et les deux faisaient partie de la même...du même fonds intellectuel. Et j'ai toujours voulu faire un pont entre l'enseignement de la littérature et l'enseignement de la langue, car la littérature n'est que langue et la langue a des aspects poétiques. Justement, en travaillant sur la compétence symbolique, ça me permettait justement de partir du symbole linguistique et d'arriver à un usage de la langue où le symbole et la dimension symbolique de la langue jouent un rôle particulièrement grand, notamment dans la littérature. 

Emmanuelle [00:14:19] Alors, je vous remercie beaucoup. Je voudrais revenir sur un certain nombre de choses que vous avez dites. La première, c'est que le thème des conférences de ce podcast que nous organisons s'inscrit dans ce qu'on appelle les francophonies, la diversité et l'éducation. Et je me demande, en vous écoutant, quelle francophone êtes-vous? 

Claire [00:14:40] Oui, alors votre...vous m'aviez envoyé des questions et vous me demandez si je suis francophone. J'ai dû rigoler parce que vous m'avez écrit ça en français, je vous parle maintenant, en français, alors je me suis dit comment peut-elle me demander si je suis francophone? Évidemment que je suis francophone! On comprend francophone en tant que quelqu'un qui parle français. Nous sommes toutes les deux francophones, évidemment. Alors vous avez voulu dire quelque chose d'autre en me demandant si j'étais francophone. Et je me suis dis, vous m'avez probablement demandé si je fais partie de la francophonie. 

Emmanuelle [00:15:21] Alors vous savez, c'est drôle parce que ça me permet de... si vous me permettez de réagir, c'est quelque chose qui m'a...c'est le Canada qui m'a ouvert les yeux, c'est-à-dire qu'en arrivant ici, j'avais la même perception que vous. Si on parlait français, on était francophone. En fait, j'ai découvert que ce n'est pas le cas au Canada. Beaucoup de gens qui parlent le français ne s'identifient pas en tant que francophones. Francophone à une dimension politique très forte. Parce que si l'on est francophone, on a un certain nombre de droits qui nous ont, qui nous sont attribués et qui nous permettent, par exemple, de scolariser nos enfants dans un certain type d'écoles. Qui sont les écoles entièrement francophones. Donc si vous voyez...si vous voulez le Canada, c'est ce que j'ai découvert. Même si le français est une langue officielle au statut différent selon les provinces, chaque personne est catégorisée en fonction de sa relation que j'appellerais peut-être génétique à la langue. C'est-à-dire que si vous êtes catégorisé comme francophone, vous avez le droit d'envoyer vos enfants dans une école francophone. Sinon, vous devrez mettre votre enfant dans une école anglophone et si vous avez de la chance, vous pourrez l'inscrire en bilingue, c'est-à-dire francophone et anglophone. Vous voyez, il y a une dimension politique très forte, mais je comprends votre réaction qui a été la mienne quand je suis arrivée ici, il y a trois ans. Voilà, donc je m'excuse de vous avoir interrompue. 

Claire [00:16:59] Alors là, je comprends. Et d'ailleurs, je me doutais que c'était un terme politique plutôt que... mais ce que je pensais et ma réaction est probablement la réaction d'une Française et pas d'une Québécoise. En me demandant si j'étais francophone vous faisiez allusion évidemment à la francophonie qui est un terme qui s'applique d'habitude dans mon imagination aux anciennes colonies qui étaient francophones et on espérait francophiles et beaucoup de ma famille française ont eu affaire avec les colonies. J'avais beaucoup de maisons que l'on était en Indochine, au Maroc, pas en Algérie, mais le Maroc et l'Indochine, beaucoup de mes oncles, etc. et ensuite de mes cousins avaient été aux colonies. Et donc de me demander si j'étais francophone, c'était presque de me demander si j'étais Pied-noir. 

Emmanuelle [00:18:01] Mais c'est intéressant parce que dans cette conversation, nous arrivons à ce par quoi vous avez commencé. C'était de dire qu'on peut parler la même langue, mais la situation dans laquelle on a grandi et même le lieu géographique détermine la manière dont on va interpréter le signe. On retrouve ce que vous avez développé dans le livre que vous avez intitulé en anglais The Multillingual Subject. What foreign language learners say about their experience and why it matters. Ce qu'on pourrait traduire, il me semble par...mais je ne sais pas si vous êtes d'accord par La personne plurilingue. Ce que les apprenants de langues étrangères disent de leur expérience et pourquoi c'est important. En vous écoutant, on a l'impression que finalement, c'est l'expérience qui a formé votre pensée. 

Claire [00:18:49] Oui, oui, oui, mais je suis en train de lire...non mais tout à fait et c'est pour ça que...on me demande quelque fois est-ce qu'il est absolument nécessaire d'enseigner la culture quand on enseigne la langue. Est-ce qu'on ne peut pas séparer les deux et en particulier récemment je viens de..j'ai reçu une invitation à écrire quelque chose pour le Journal de la recherche sur l'enseignement des langues en Iran et pas seulement enseigner les langues, mais enseigner l'anglais. Et beaucoup d'éducateurs en Iran ont l'impression que beaucoup de manuels pour l'enseignement de l'anglais de par le monde ne se contentent pas seulement d'enseigner l'anglais, mais ils préconisent, ils propagandisent pratiquement une vue du monde qui est occidentale, qui est chrétienne et dont ils ne veulent pas. Et donc la question, c'est peut-on enseigner l'anglais sans la culture qui va avec? Il n'y a pas qu'une culture, évidemment anglo-saxonne, mais il y a certaines valeurs que l'on associe d'habitude avec l'anglais. Maintenant, la question revient aussi à la question de est-ce que un locuteur d'une langue quelconque est nécessairement associé à la culture dont il est issu ou à la culture avec laquelle il s'associe. En ce moment, nous sommes en train de parler de ma réaction et de votre réaction au terme francophone qui m'a fait que...automatiquement...auquel j'ai réagi d'une manière qu'on pourrait appeler française et qui s'explique par ma socialisation d'origine en France. Mais, ma réaction se place aussi dans un contexte où vous, comme Française, vous m'avez invitée à ce podcast en français, notre notre...la connaissance que nous avons fait l'une de l'autre s'est faite aux Pays-Bas et en Écosse parce que nous venions de France et donc le lien entre vous et moi est la France et le monde franco-français. Et donc ça explique que quand je parle de la francophonie avec vous, je... je prendrais nécessairement comme exemple...je ferais référence à notre passé commun français. Mais si je parlais de la francophonie avec des collègues ici une Italienne ou une Israeli, ou une Chinoise ou une Japonaise. je n'aurais pas la tentation d'évoquer justement mon passé français. Peut-être que je parlerais d'autre chose. 

Emmanuelle [00:21:45] C'est vrai et je vais vous dire la vérité et en fait ce qui me ce qui me séduit le plus quand je vous écoute et ça a commencé par la lecture de votre livre qui s'appelait Context and Culture in Language Teaching, c'est l'ancrage que vous avez dans la poésie et les poètes. Et à chaque fois, donc, je vous l'ai redit, j'ai été fascinée par votre intervention aux Pays-Bas. Alors, il me semble que dans ce livre, si ma mémoire est bonne, Context and Culture in Language Teaching, le poème dont vous parlez est...est-ce que vous vous en souvenez? 

Emmanuelle [00:22:24] Il me semble... 

Claire [00:22:27] Parce que j'en ai plusieurs dans ce livre donc je ne sais pas auquel vous vous référez. 

Emmanuelle [00:22:32] Il me semble que c'est Mignonne, allons voir si la rose qui ce matin avait éclose sa robe de pourpre au soleil, etc. Il me semble que c'est celui-là, que c'est Ronsard, mais plus tard... mes souvenirs...voilà, c'est vraiment comme ça que je vous ai découvert. Et puis ensuite la fable du Loup et l'agneau. J'ai fait réciter ces fables de La Fontaine à mes enfants pour être sûre qu'ils apprennent bien le français. Et donc, j'ai un lien très fort avec ces fables. Et c'est vrai que ce patrimoine commun, finalement, crée un lien bien au-delà de la langue. Est-ce que vous pouvez nous expliquer un peu? Et j'aime énormément comment, finalement, vous... vous appelez, il me semble, les enseignants de langues à revenir à la littérature. 

Emmanuelle [00:23:21] Oui, et en ce moment, il y a justement un retour à la littérature, mais il s'agit de retrouver justement une manière d'utiliser la littérature autre que simplement : Que dit le texte? Mademoiselle Alvin, votre opinion ne nous intéresse pas. Que dit le texte? Explication de texte, analyse grammaticale, analyse subordonnée. Enfin, non mais c'était impossible..à compter les pieds des alexandrins chez Corneille? Racine? C'est pas ça. Mais ce qu'il s'agirait de retrouver c'est justement cette ouverture d'interprétation, cette multiplicité d'interprétations et la manière dont on peut se projeter dans un texte et découvrir des vérités qu'on ne peut pas dire autrement que en vers ou en prose. C'est justement ça. Je suis en train de lire un livre sur tout à fait tout à fait autre chose, mais parce que on me demande souvent où je me, où je me situe, où je me positionne vis à vis de l'enseignement en ligne et de l'enseignement...alors, avec les réseaux sociaux et avec la technologie numérique. Et je suis justement en train de lire un livre de Louise Amoore qui vient de sortir sur Cloud Ethics... l'éthique de l'enseignement en ligne ou de l'usage de la technologie numérique et en particulier les algorithmes. Il y a un livre de, justement, de Riefel, À quoi rêvent les algorithmes et les algorithmes ce sont ces formules, ces équations numériques mathématiques qui sous-tendent toute communication numérique, disons. Mais ces algorithmes ne font pas seulement que classifier, classer, sélectionner le savoir que nous avons. En fait, ils établissent des relations entre les segments d'information dont est formé le input, enfin, les grandes, les big data. Ensuite, ils réduisent tout ça à des décisions que l'ordinateur fait de...s'ils se trouvent dans dans un drone, par exemple, de tirer sur une famille parce qu'ils croyaient que cette famille est une famille de terroristes alors que c'était un mariage dans une famille, par exemple. Donc, les algorithmes, ce sont ces systèmes symboliques, précisément parce qu'ils sont formés de 1 et de 0, finalement, à l'intérieur de ces systèmes de communication et de créateurs de sens, ils sont non seulement créateurs de sens, mais qui attribuent immédiatement et ça revient à ce que vous disiez, qui est attribué immédiatement à quelqu'un sur la couleur de sa peau, la forme de son nez, la forme de son corps et la couleur de ses cheveux qui attribuent une appartenance ethnique ou une apparence culturelle, une appartenance culturelle à quelqu'un et qui l'enferme dans cette catégorie, si vous voulez, et qui prédisent son comportement sur la base précisément de ces données culturelles. Alors là, ça... 

Emmanuelle [00:27:01] Et c'est dangereux. C'est dangereux dans l'enseignement des langues, parce que si vous voyez le système qui est un système comme un autre puisqu'il faut s'organiser. Mais si on regarde le système canadien en fonction de la catégorie d'apprenants dans laquelle on va vous projeter, vous allez être soit de langue étrangère, soit de langue seconde, soit de langue maternelle. On déterminera..ça va déterminer la quantité, mais non seulement la quantité, mais aussi la qualité de l'exposition au français et de l'enseignement, tout simplement en français, que vous allez pouvoir recevoir. Il me semble que c'est obsolète. Qu'en pensez-vous? Et si vous proposeriez autre chose, qu'est ce que vous proposeriez? 

Claire [00:27:44] Alors voilà alors deux choses. Hier, comme il se trouve dans le New York Times parce que je lis le New York Times tous les matins, il y avait un article précisément sur...je crois que c'était des Latinos, donc c'était des gens d'origine hispanique, d'origine...qui venaient du Mexique ou du Salvador, qui avaient qui avaient postulé pour le baccalauréat international et alors qu'ils avaient un dossier excellent, tout, pendant toutes leurs années de scolarité, ils avaient eu les notes les meilleures. Ils avaient un passé absolument académique excellent, justement, ont été rejetés du baccalauréat international sur la base d'algorithmes que...les éducateurs ont laissé les algorithmes décider qui avait passé le bac et qui ne l'avait pas passé. Et on a découvert que les algorithmes que l'ordinateur utilisait, on avait mis comme input dans l'ordinateur, non seulement les notes, les notes et les évaluations des quatre dernières années du candidat à ce baccalauréat international, mais aussi le nom du lycée et la région dans laquelle se trouvait ce lycée. Or, comme il se trouve, ce lycée était dans une...dans un quartier pauvre avec prépondérance de Noirs et de Latinos, et donc ça a enlevé des points, si vous voulez, parce que l'ordinateur prédisait que l'avenir de ce candidat ne serait pas aussi optimiste qu'on pourrait penser sur la base de ses notes. Et entre autres, on a aussi mis dans l'ordinateur ce que les opinions des professeurs de ce candidat, comme ce qu'il prévoyait en terme de de l'avenir du candidat, quelles étaient ses chances de réussir dans une vie académique ultérieure. Et donc, ça a coulé le candidat sur des dimensions, si vous voulez algorithmes, d'algorithmes qui n'avaient rien à faire avec son propre succès lui-même, mais qui avait rapport avec des données qu'on avait mises dans l'ordinateur qui le dépassait, qui dépassait sa biographie énormément. Et on assimilait, justement, on attribuait à ce candidat des choses qui lui ont fait, qui l'ont fait...qui l'ont fait recaler finalement au baccalauréat international. 

Emmanuelle [00:30:31] Donc, finalement, le baccalauréat international, si je me trompe pas, enfin, c'est quand même...il est quand même aussi marqué par la présence de plusieurs langues, n'est ce pas? 

Claire [00:30:43] Oui, justement. 

Emmanuelle [00:30:44] Donc, la langue, les langues, instrument d'inclusion, d'exclusion ou en tout cas l'utiliser en tant que tel? 

Claire [00:30:52] Alors, justement, la question que vous posiez, c'était comment se défendre contre ces algorithmes qui sont invisibles, qui eux-mêmes sont programmés de telle manière qu'ils apprennent au fur et à mesure, mais que leur marge d'obscurité est totalement occultée et qui donne des... qui donne des résultats qui semblent rationnels, mais en fait, qui ont toute une marge d'obscurité. Le livre que je suis en train de lire, justement, celui de Louise Amoore, dit quand il s'agit de récupérer la zone d'obscurité, un peu comme Ricoeur qui disait qu'il s'agit de réouvrir l'histoire. Il faut réouvrir les évènements historiques pour revenir aux moments clés où les décisions sont prises au profit d'autres décisions qui ne sont pas prises et qui sont abandonnées. Il faut revenir au moment de ces fourches, de ces... fourches dans l'histoire où ça aurait pu être comme si cela aurait pu être comme ça. Et donc, pour les algorithmes, là aussi, il faut que les humains à l'école, etc. revenir à cette multiplicité d'interprétations ou pour arriver à une décision ou arriver à une action quelconque, il s'agit d'abandonner d'autres...des interprétations alternatives pour arriver, pour en arriver qu'à une seule. C'est là où la littérature entre en jeu, évidemment.  

Emmanuelle [00:32:31]  Oui. Et puis vous le disiez tout à l'heure, finalement, les paramètres de ces algorithmes sont définis par des personnes qui ont des a priori. C'est ça, n'est ce pas? 

Claire [00:32:45] Voilà, cet a priori se trouve, mais les a priori se trouvent dans un amont, si vous voulez, qui est indéchiffrable. Parce que d'abord, il n'y pas seulement un auteur ou un programmeur qui programme ces algorithmes. Il y a toute une équipe. Et puis, non seulement ça, mais l'algorithme se développe au fur et à mesure qu'il apprend. Et donc, l'algorithme lui-même a une certaine existence. Et il se développe au fur et à mesure. Donc il est impossible de revenir sur où se trouve l'auteur de l'algorithme. 

Emmanuelle [00:33:30] Est-ce que vous ne pensez pas que finalement, alors là, on sort du contexte politique au sens d'organisation de notre société. Mais beaucoup plus je voudrais maintenant rentrer dans la salle de classe. Et dans vos livres, vous avez abordé la question et il me semble que ça, que ça touche un peu à ce dont vous parlez maintenant, de ce que vous appelez The Embodied Self donc qu'on pourrait appeler en français le moi incarné. Et vous dites en fait que ce... que ce moi incarné, c'est cette prise de conscience de cette déconnection entre la manière dont nous enseignons habituellement et puis ce que nous vivons, nos propres perceptions, nos idéologies, etc. Est ce que vous pensez que une approche comme celle là, parce que moi, je crois dans l'éducation et en particulier, je crois, dans le pouvoir des enseignants de langues de pouvoir changer. Ou bien, en tout cas, modifier les perceptions de leurs de leurs étudiants. Est ce que vous pensez que de passer par ce moi incarné que vous appelez comme ça pourrait permettre de déconstruire finalement des processus qui sont devenus racistes? Finale...parce que c'est ça, c'est vraiment ça. Voilà, est-ce que vous...et si oui, quelle stratégie? 

Claire [00:34:59] Je crois que vous avez mis votre doigt sur une chose dont on ne parle pas assez, je trouve. Enfin, j'ai parlé du moi incarné, des étudiants, de l'apprenant. Mais il y a aussi le moi incarné de l'enseignant et il s'agirait que l'enseignant lui-même, elle-même soit consciente de toutes ces zones incarnées de son savoir et du savoir qu'il transmet. L'enseignant lui-même a une perception de ses étudiants qui est évidemment influencée par la couleur de peau de ses étudiants, par ce qu'il sait de ses étudiants, de ce que..et là Bourdieu a fait beaucoup d'études sur ce que les profs savent de leurs étudiants influence les adjectifs qu'ils mettent dans la marge des compositions de certains élèves, quand ils disent enfin, Bourdieu a fait des études là dessus en regardant les adjectifs qui sont utilisés par les profs de français dans la marge de leur composition. Et quand on dit pédant, lourd, pas clair, ce n'est pas du tout que la prose n'est pas claire, c'est que l'étudiant lui-même est lourdaud, paysan, pas élégant. Et donc, il s'agirait que l'enseignant soit conscient de ses préjugés, de ses propres préjugés, de ses propres, de ses propres perceptions, souvenirs, etc... Oui, mais qui l'affectent pour le bien et pour le mal, parce que ce n'est pas seulement pour le mal. On ne comprend pas quelqu'un si on n'est pas capable aussi de se sentir vulnérable et de comprendre la vulnérabilité de l'autre. 

Emmanuelle [00:36:57] Tout fait, c'est quelque chose de très fort ici, en particulier par le biais des accents. Accent qui détermine l'endroit d'où vous venez et qui vous colle tout, tout de suite une étiquette. Je voudrais revenir parce l'heure tourne. Je voudrais revenir à une question que je me suis toujours posée. Quel est votre poète préféré? 

Claire [00:37:33] Bon, j'ai eu beaucoup de poètes préférés, mais et j'adore Emily Dickinson en anglais, mais en allemand alors là, c'était Rilke. J'ai eu ma période de Rilke, mais je ne pouvais pas en avoir assez de Rilke et de Hofmannsthal, ça, c'était..mais en français, moi, je suis plutôt, je serais plutôt dans les romantiques. Donc ce serait Verlaine, Rimbaud... madame Kramsch vous êtes une romantique. Je sais pas si je suis toujours... c'est certain que les classiques me laissent complètement froide. 

Emmanuelle [00:38:18] C'est intéressant. Est ce que ça veut dire que ce sont des... peut-être des poètes qui vous ont touchée à certaines périodes de votre vie quand vous étiez en contact plus fort avec ces langues? 

Claire [00:38:29] Oui, et puis à une époque, enfin comme adolescente, on avait...j'avais pas de télé. On avait... on ne voyageait pas juste après la guerre, etc. Et donc le Versailles où j'ai grandi, enfin pendant mes années d'adolescence, était très triste et très morose. Ce n'était pas drôle la vie à Versailles, donc j'ai trouvé dans cette poésie allemande, des modes d'évasion comme...oui. 

Emmanuelle [00:38:59] Je crois que si on devait baptiser ce podcast, peut-être qu'on l'appellerait non pas comme vous avez dit The Multilingual Subject mais le Multilingualism Self donc peut-être le moi plurilingue n'est-pas? Qui permet de déterminer l'affect, le plaisir, la joie, parce que c'est aussi quelque chose dont vous parlez. Le plaisir d'apprendre, le plaisir des langues, le plaisir de la culture que vous substituer à celui de la motivation ou de l'ambition, etc. 

Emmanuelle [00:39:37] Ha ha! Ha! Ha! Ha! 

Emmanuelle [00:39:40] Ha! Ha! Ça pourrait être le mot de la fin pour les enseignants remettre le plaisir au cœur de leur enseignement?

Claire [00:39:49] C'est à dire que... aujourd'hui, j'emploierai probablement le mot séduction parce que en ce moment, nous avons affaire avec Trump à un maître séducteur. Et quand je dis ça, moi, mes collègues me disent quoi? Trump? Séduction? Je dis Oh Mark my words! La raison pour laquelle les gens votent pour lui, ce n'est pas du tout à cause de ce qu'il ce qu'il dit. Même les mots...on ne peut rien croire de ce qu'il dit et c'est certainement pas ses actions, etc. Etc. Ou sa plateforme politique, etc. Mais il a une séduction, il sait manipuler le langage. Alors là, on va en avoir même s'il n'est pas réélu en novembre. On va avoir, on va avoir des révoltes sur les bras. Précisément parce que sa...sa manière de manipuler le langage me rappelle beaucoup....il y a quelqu'un qui a écrit là-dessus Don Juan. C'est presque la seule manière de faire constamment des promesses et de rompre ses promesses, de briser ses promesses. Mais il y a un élément séducteur là-dedans qui est malévolent, qui est certainement, qui est certainement mauvais et même cruel quelquefois. Mais oui, donc la langue, la langue, c'est quelque chose de magnifique, mais aussi qui peut-être, qui peut exercer une séduction à des fins un peu malévolente.

Emmanuelle [00:41:32] Au pouvoir symbolique très grand, pouvoir symbolique dont parlait Bourdieu et dont vous parliez tout à l'heure. Merci Claire Kramsch. Alors je voudrais vous vous vous demander si nous devions lire alors j'ai évoqué certains de vos ouvrages, mais si nous devions lire un ou deux de vos articles pour comprendre mieux votre travail. Lesquels? 

Claire [00:41:53] Oui, je pense que pour comprendre justement cette compétence symbolique, il s'agirait de lire mon article que j'ai écrit avec Anne Whiteside qui était mon ancienne....mon ancienne doctorante dans Applied Linguistics en 2008, parce que ça a été le début, si vous voulez, de ma conception de cette compétence symbolique, avec des exemples à l'appui. Sinon, bah, peut- être alors l'article que j'ai écrit dans le PMLA en 1997 sur le Privilege of the Non-Native Speaker...qui a fait pas mal..qui a eu pas mal d'effet. 

Emmanuelle [00:42:42] Merci. Je pense que c'est un mot de la fin, très porteur et aussi très encourageant pour continuer les discussions et pour continuer à essayer de comprendre les dynamiques d'influence, et en particulier celles qui sont...qui découlent des langues, qui nous viennent des langues et qui sont manipulées par les langues. Et que.. qu'avec les langues nous manipulons. Merci beaucoup, Claire. J'espère que nous aurons l'occasion de nous voir en personne bientôt. 

Claire [00:43:15] C'est moi qui tiens à vous remercier parce que vos questions étaient très, très intéressantes. 

Emmanuelle [00:43:22] Un peu bousculantes. Voilà, merci beaucoup et ici, on dit au plaisir. 

Joey [00:43:30] Saviez-vous que vous pouvez compléter une maîtrise en éducation à temps partiel à l'Université de Toronto, entièrement en français? Pour avoir plus de détails, contactez-nous par courriel à crefo.oise@utoronto.ca