Quoi de neuf ?

Entretien avec Erell Latimier

February 22, 2021 Les cafés du CREFO Season 2 Episode 2
Quoi de neuf ?
Entretien avec Erell Latimier
Show Notes Transcript

Dans cet épisode, Monica Heller, membre du CREFO, rencontre Erell Latimier, docteure en sciences du langage

Joey [00:00:00] Dans cet épisode, Monica Heller, membre du CREFO, rencontre Erell Latimier, docteure en sciences du langage.

Erell [00:00:07] C'est qu'à partir du moment depuis l'entrée à l'école, on leur dit « vous êtes voyageurs », ils se mettent dans ce moule-là, même dans pas mal d'échanges, nous disent c'est étrange que je n'ai pas accès à autre chose. 

Joey [00:00:18] Bienvenue à Quoi de neuf! 

Monica [00:00:36] Aujourd'hui, j'ai le plaisir de parler avec Erell Latimier, que j'ai connue par l'entremise de sa directrice de thèse, Cécile Canut, de l'Université de Paris. Ça c'est en France, juste entre parenthèses. J'ai été membre de son comité de thèse, une thèse qu'elle a soutenue en décembre avec brio et dont le titre est « On serait habitués, on le ferait comme tout le monde. Les dimensions sociolangagières de l'ambivalence des dispositifs scolaires destinés aux jeunes voyageurs ». Avant d'engager un travail de 15 ans en sociolinguistique sur les mises en discours de l'exclusion des enfants du voyage dans le cadre scolaire, Erell a eu pendant plus d'une dizaine d'années une pratique professionnelle auprès des gens du voyage. Tout d'abord, elle a enseigné, encadré une classe d'enfants du voyage dans un collège, dans le Nord-Ouest de la France si je ne m'abuse, à partir de 2005. Ensuite, elle a travaillé dans le domaine associatif pour faire le lien entre l'école et les familles du voyage pendant quatre ans de temps. En parallèle elle a fait, ce qu'on appelle en France un master 1 et 2 sur les questions d'écrit et d'illettrisme chez, entre guillemets, on en reparlera, chez « les gens du voyage ». Et puis, en 2014, elle a commencé une thèse de doctorat. C'est dans le cadre d'un dispositif assez intéressant, qu'on ne possède pas ici, ça s'appelle le Cifre. C'est un instrument de politique publique qui repose sur un accord tripartite entre un ou une doctorante, un laboratoire de recherche et une entreprise publique ou privée ou une administration. Et dans ce cadre-là, elle a travaillé spécifiquement pour le service Gens du voyage d'une collectivité dans le Nord-Ouest de la France qui s'appelle Granpant. Alors, Erell est donc quelqu'un qui combine expériences professionnelles, artistiques et universitaires autour d'une question importante, loin au-delà de son contexte précis, d'où mon intérêt d'avoir cette conversation avec toi, Erell. C'est-à-dire comment se développent des processus d'exclusion scolaire visant des groupes racialisés parce que les gens du voyage sont après tout un groupe racialisé. Comment ces processus se reproduisent-ils? Alors, le groupe avec qui Erell travaille s'appelle en France Les gens du voyage. On va commencer là parce que c'est peut-être pas un terme familier pour tout le monde qui nous écoute. Ce n'est pas forcément le terme qui est utilisé, par exemple ici au Canada. Erell, pourrais-tu nous expliquer de qui et de quoi il s'agit et comment cette catégorie est devenue une catégorie racialisée en France, en lien avec des pratiques d'exclusion. 

Erell [00:03:32] Bonjour. Alors la question effectivement des gens du voyage en France, qui est un statut particulier à la France qu'on ne trouve pas forcément ailleurs donc qui pourrait être dans d'autres pays appelés Roma ou Gypsies, voilà ces catégories de population. En France, il y a un statut particulier, principalement je vais pas aller très, très, très loin dans l'histoire, parce qu'il y a quand même beaucoup de choses à dire depuis 1500-1600. Mais sur la construction justement des représentations des futurs gens du voyage et du statut lui-même mais en tout cas, il y a une date marquante qui est une loi, la loi de 1912 qui va instituer un régime particulier pour des personnes considérées comme nomades en France. Et donc ces personnes vont devoir avoir à justifier de titres particuliers, de titres d'identité, de titres de circulation particuliers pour pouvoir circuler. Donc, du coup, il y a tout un dispositif qui se met en place pour pouvoir contraindre un peu la circulation de ces personnes-là et pour pouvoir déjà les marginaliser, en tout cas les mettre dans un statut à part d'être citoyen français. Ensuite, parenthèse qui ne devrait pas en être une, mais pendant 39/45 c'est la deuxième population donc tsigane qui a été envoyée dans les camps, etc. et qui a été décimée. Et c'est vrai qu'on ne le sait pas trop, donc ça fait partie un peu de tout le sujet, mais moi, Française ayant étudié dans des collèges et lycées français, je n'ai jamais...on avait toujours une petite ligne à la fin de la Seconde Guerre mondiale, enfin des chapitres sur la Seconde Guerre mondiale disant que les Tsiganes et les homosexuels faisait également partie des populations qui avaient subi l'internement et de nombreux nombreux décès, mais pas beaucoup plus que ça. Donc voilà, 39/45 et ensuite arrive la loi de 1969 qui, du coup, va entériner celle de 1912, mais un peu plus joliment parce que voulant paraître un peu moins discriminante. Mais 1969 institue vraiment ce côté qui est souvent...enfin le terme souvent utilisé de citoyens de seconde zone par rapport aux gens du voyage, c'est-à-dire que on est Français mais pas vraiment comme les autres. Donc, voilà la situation des gens du voyage qui est logiquement un statut et un statut qui est relié à un mode de vie qui serait un mode de vie relié à l'habitat et qui, du coup, serait associé à des gens qui sont dans, qui habitent une résidence...ils peuvent être en résidence mobile, ils peuvent voyager, etc. Et donc, ils ont un statut de gens du voyage, c'est-à-dire que si on prenait le statut à la lettre, si moi je décidais de me mettre sur le voyage parce que ma profession, c'est d'aller sur les différents marchés, par exemple, ou d'aller suivre des métiers qui ont une saisonnalité, etc., je pourrais prendre ce statut. Donc ça c'est comme ça va se présenter dans les faits. En fait, c'est quand même un statut qui est associé à une culture supposée et qui marginalise une partie de la population sous le nom de gens du voyage. 

Monica [00:07:32] Est-ce qu'on peut revenir juste sur la question de la date et ce qui se passait à ce moment-là, donc tu dis qu'une date marquante c'est 1912 et c'est une tentative de la part de l'État de contrôler le nomadisme. Est-ce que tu peux nous expliquer un petit peu pourquoi, pourquoi à ce moment-là en quoi ça pose un problème ces populations ou ce style de vie ou ces activités économiques, je ne sais pas. Pourquoi est-ce que l'État...et si c'était un problème à ce point-là, pourquoi l'État a pas essayé de sédentariser cette population? Ça c'est la première chose, la deuxième chose, j'aimerais revenir après sur la question de la racialisation, mais peut-être commençons avec qu'est-ce qui se passait à ce moment-là, que ça devienne un truc étatique. 

Erell [00:08:31] Je pense que, à ce moment-là, tu en as parlé dans les propositions que tu faisais. Je pense que l'économie, c'est-à-dire qu'il y avait une économie parallèle et qu'il n'y avait pas de contrôle sur le fait que du coup les personnes échappaient au recensement, échappaient à l'État qui était en train de...enfin qui se mettait en place depuis pas mal de temps, mais qui était en train d'affiner toute l'administration. Et donc du coup, il fallait pouvoir repérer ces gens-là et pouvoir également les faire payer quelque part du fait qu'ils n'aient pas le même mode de vie que les autres. Et en même temps, c'est effectivement intéressant, mais je ne m'étais pas posé cette question-là comme ça sur pourquoi ne pas les sédentariser à ce moment-là. Effectivement, il y a eu des...je ne pourrai pas rentrer dans les détails, faudrait que je fasse plus de recherche historique par rapport à ça sur les...Il y avait de toute façon une volonté de sédentariser sur...un temps en tout cas d'avoir un repérage pas forcément une sédentarisation mais vraiment un repérage, c'est-à-dire pouvoir dire à ce moment-là tous les un mois, deux mois, 3 mois, il faut que vous puissiez venir au poste de police pour que nous puissions identifier le fait que vous êtes à tel endroit, que votre corps se trouve à tel endroit et que vous ne passiez pas à travers les mailles du filet. Après, je pense que c'est aussi lié et ça ça fait partie des questions que je continue à me poser, je continue à lire pas mal sur le sujet parce que ça n'a pas été non plus complètement l'enjeu de ma recherche au niveau de la thèse et qu'il a fallu que je me mette des holàs quand même par moments. Et sur la question des représentations par rapport à des populations nommées nomades, tsiganes, roms, voyageurs. Et effectivement, il y a des représentations très, très fortes depuis très, très longtemps et qui en fait vraiment une population marginalisée d'une manière un peu spécifique quand même, en tout cas en France. 

Monica [00:10:53] Donc c'est dans le cadre du développement des institutions de l'État-nation de construire une population, de décider qui compte comme citoyen, qui compte pas comme citoyen, où sont les frontières, tous les outils, toutes les techniques finalement de discipline de la population, que c'est là où ça a débordé. Je pose des questions en partie, évidemment ici au Canada, c'était les autochtones, les Inuits, les Premières Nations qui ont subi ce contrôle avec des tentatives très violentes de sédentarisation donc je trouve ça intéressant quand même que avec toutes ces tentatives-là il y a quand même pas eu...il y a eu une certaine marge de manoeuvre. 

Erell [00:11:42] Oui, et puis effectivement c'est intéressant de voir qu'il y avait eu sédentarisation à ce moment-là, ni en 69. Ça commence à se faire aujourd'hui, c'est pour ça que ces questions elles peuvent se poser vraiment actuellement. Mais c'est vrai qu'il y a pas eu cette sédentarisation alors qu'on a pu l'observer fortement dans les pays de l'Est, au niveau des...en Roumanie, Hongrie, etc. Au niveau des régimes qui du coup ont sédentarisé de force beaucoup de personnes qui se disaient roms mais qui étaient sur les routes et qui, du coup, c'est des questions qui se posent aujourd'hui d'avoir des populations qui viennent des pays de l'Est, qui se disent Roms qui arrivent en France et aujourd'hui qu'on met dans des caravanes sans roues d'ailleurs parce qu'on les associe à un peuple nomade alors que ce sont des populations qui ont été sédentarisées de force dans les années 45, 50, 60 donc voilà qui ne sont plus non plus dans un nomadisme parce que voilà...Donc ces questions-là, elles se posent de manière assez contemporaine. 

Monica [00:12:44] Et donc le deuxième aspect que tu traites très finement dans ta thèse, c'est comment est-ce que...alors cette catégorie est devenue une catégorie pas à cause des techniques de contrôle de l'État, avec des dispositifs, avec des règlements associés, mais tu dis aussi qu'il y a eu une racialisation. Est-ce que tu pourrais m'en parler? 

Erell [00:13:16] Alors il y a eu une racialisation qui...alors en France, c'est pas des termes qui sont utilisés beaucoup, c'est pas ce qui va être invoqué parce que la République française n'aime pas ce terme, elle ne racialise pas. Elle considère que tout le monde est à égalité, mais elle va quand même créer des différences au sein même de cette égalité. Donc, par exemple, elle va trouver des stratégies différentes dans l'école, ce qui était intéressant, c'est de voir un petit peu comment le fait de légitimiser l'échec scolaire, d'en faire un handicap socioculturel, allait amener à envoyer différents types de population dans différents types de dispositifs qui ne donneraient pas les mêmes ressources scolaires, et après pas les mêmes ressources sur le marché du travail sans dire qu'il y avait racialisation par rapport à ça ou différenciation. Par rapport à la question des enfants du voyage dans le cadre scolaire, quelque part c'était un peu plus frontal. C'est-à-dire que...et c'est la question que je me suis posée très, très vite quand j'ai commencé à travailler avec l'école et des familles du voyage, à me dire cette république qui, logiquement, ne considère absolument pas l'origine ou la race, même si on utilise pas ce terme-là ici, de ces élèves, a quand même construit dans l'école une entrée Voyageurs, une entrée Enfants du voyage donc qui met en avant la culture des apprenants qu'elle accueille. Et donc, il y a par culturalisation en fait...cette culturalisation amène à une naturalisation. Et donc, il y a une racialisation qui s'opère en ces termes, une entrée particulière pour une culture supposée de personnes à l'intérieur de l'État français. 

Monica [00:15:25] Et donc, d'après toi, cette idée que c'est pas uniquement des Français qui choisissent de...qui s'insèrent dans une niche économique qui implique le voyage, mais que en fait c'est autre chose. Ça s'est développé autour du 20ème siècle ou c'est plus récent d'après toi? 

Erell [00:15:47] Par rapport au fait de marginaliser les voyageurs comme ça?

Monica [00:15:50] Et de, comme tu dis, naturaliser une différence essentielle quoi, une différence qu'on appelle peut-être chez vous culturelle, qu'on appellerait chez nous aussi pareil, mais qui fonctionne comme dans quelque chose où la frontière est pas traversable, est pas perméable que moi ou toi on pourrait pas juste décider un jour, bah on va vivre comme ça et on va devenir gens du voyage. 

Erell [00:16:17] Non, je pense que c'est présent et c'est depuis tout temps. Après, je suis pas historienne. Après la question de l'histoire, elle est aussi assez compliquée parce qu'on a pas tous les tenants et aboutissants. Alors, ce qui est assez compliqué aussi dans la question de l'histoire c'est que un des procédés de culturalisation, racialisation, marginalisation de cette population, c'est un recours à l'histoire, justement perpétuellement. Et à une histoire où tout le monde n'est pas non plus complètement d'accord. En tout cas, un retour sur le fait que ces personnes, ces personnes, voilà des gens, donc ça veut dire des générations à partir des années, des siècles 1400-1500 viendraient d'Inde et donc ils sont toujours...j'en ai parlé dans mon travail et je pense que c'est une de ces choses-là qui m'avait fortement mis la puce à l'oreille, de savoir que les formations auxquelles j'ai assisté sur qu'est-ce qu'étaient les gens du voyage parce que on a besoin de savoir, en tout cas qu'est-ce que sont ces gens, eh bien il fallait à chaque fois, on en repassait par ils viennent d'Inde et bon avec quelque chose de...comme on pouvait dire le français de Gaulle mais sauf que là, c'était perpétuellement rattaché avec cette histoire supposée où tout le monde n'est pas forcément en accord. Il y a sans doute des racines, c'est pas le souci. C'est que pourquoi quelqu'un qui se dit même pas voyageur mais considéré comme voyageur enfin qui se dit ou pas mais en tout cas qui est considéré comme voyageur aujourd'hui pourquoi il devrait être ramené à ses racines supposées de 1500? Voilà, donc l'histoire est assez compliquée. En tout cas, pour revenir à ta question, la frontière elle était, elle a toujours été je pense présente, en tout cas au 20è 21è là elle forte. Ce qu'on peut observer, c'est qu'elle est forte et construite. 

Monica [00:18:15] Construite...construite par? 

Erell [00:18:20] Construite par des discours, qu'ils soient écrits ou oraux, mais en tout cas écrits ça c'est sûr, au niveau des lois et oraux au niveau de tous les gens qui travaillent dans l'administration scolaire que j'ai particulièrement étudiée, les associations, les voyageurs eux-mêmes. Donc, c'est vraiment une circulation des discours qui continue à construire cette marginalisation. Il y a toujours aujourd'hui des lois qui passent, des règlements, des réglementations autour des gens du voyage ou des enfants issus de familles itinérantes ou de voyageurs, parce que c'est la nouvelle appellation dans l'école. 

Monica [00:19:07] La nouvelle appellation depuis... 

Erell [00:19:10] Depuis 2012. Donc ils étaient « Enfants du voyage » par la circulaire de 2002. Tout cela s'est fait par réglementation en fait. La réglementation institue les choses et puis elle entérine complètement les choses dans l'école et tout le monde s'y réfère, c'est-à-dire qu'à chaque fois que j'ai été un peu titillée, on m'a toujours répondu : la circulaire 2002, la circulaire 2012, elles nous disent ça. Il faut s'y référer. Parce que si on ne prend pas ça en compte, du coup on ne saura pas quoi faire, voilà. Donc, c'est elle qui nous dit ce qu'il faut faire. Et il faut savoir que quand on étudie les circulaires 2002 et 2012 et ça c'est la grande magie du langage, c'est-à-dire que c'est quand même voué à grandes interprétations et que les personnes qui ont rédigé ces circulaires, ont donné différentes pistes possibles, mais voilà il y a un flou. Et ça, j'en ai pas mal parlé aussi le flou discursif, quelle est la conséquence du flou discursif par rapport à ces enfants-là? Enfin, ces enfants parce qu'ils ne sont pas appelés élèves, ils sont appelés enfants dans l'école. 

Monica [00:20:19] Comme quoi c'est absolument une question qui est produit par les besoins de l'État, non? Et pas quelque chose qui est en dehors dans la nature, qu'il suffit d'écrire. 

Erell [00:20:29] Complètement. 

Monica [00:20:32] On va revenir à ta propre expérience. Donc toi, tu es rentrée dans cet espace discursif comment? 

Erell [00:20:44] Au tout début, j'y suis rentrée vraiment complètement par hasard...de chercher un travail alors que j'avais un autre job en arrivant dans une ville. Et du coup, un travail qui ne demandait pas...logiquement, j'étais jeune...donc pas beaucoup de compétences. Et là, c'était d'ailleurs très flou cet entretien, mais il y avait tout le monde qui était là, les représentants de l'école, le directeur, le directeur adjoint, alors que c'est un poste qui s'appelle assistante d'éducation, c'est des choses pas très valorisées non plus au niveau du travail. C'est des pions, ce qu'on appelait des pions, je ne sais pas ce que c'est pour vous. Mais c'est des surveillants, en gros. Sauf que maintenant les surveillants peuvent avoir plus de compétences pour le même salaire. Et du coup, je me suis retrouvée dans une classe à devoir créer des séquences pour des élèves qui avaient entre 12 et 16 ans dans un collège et qui étaient considérés comme des élèves du voyage et qui, pour la majorité, avaient différents niveaux mais très peu de lecture et d'écriture, un niveau vraiment difficile. Moi, j'avais 23-24 ans puis je devais faire ces séquences de...voilà, produire ça et en même temps gérer une classe. Donc c'était explosif, très, très explosif, parce qu'une classe marginalisée au sein d'un collège. Donc ça c'était ma première expérience.

Monica [00:22:05] Et ce genre de dispositif, est-ce que c'est généralisé en France? Ça existe depuis longtemps? Alors justement on tombe dans la question, on crée une population marginalisée qui pose problème pour l'État et après on crée un dispositif qui les sépare. Pourrais-tu expliquer?

Erell [00:22:36] Il y a plein de moments où je suis toujours un petit peu dans l'expectative en me disant comment est-ce possible? Mais c'est exactement ça, c'est-à-dire que en fait c'est une population en à-côté et qu'on veut garder en à-côté et vraiment encore complètement, complètement aujourd'hui. Donc il y a une multitude de dispositifs en France pour accueillir ces enfants aujourd'hui ces élèves, mais qui, principalement...donc l'âge de 12 ans, la fin de l'école primaire c'est le CM2 pour arriver au collège qui est, le début du collège c'est la 6ème. Donc on est sur le 11-12 ans quoi, à peu près, je sais pas l'équivalent chez vous, mais pour nous c'est vraiment de switch important, c'est-à-dire qu'on passe d'une école avec un enseignant et voilà sur les bases de lecture, écriture, etc. on arrive dans le collège où là on doit changer de classe tout le temps et puis, on a plusieurs enseignants et tout ça. Donc c'est un moment de bascule important pour tous les élèves et d'ailleurs le collège a été, j'en parle pas mal dans la thèse, je suis revenue un peu sur l'histoire de l'école aussi, toute cette historicité-là, sur le fait que le collège avait été pensé comme collège...que le collège ne s'adressait pas à tout le monde avant. Les classes populaires n'allaient pas au collège, puis après il y a eu le collège unique qui a été pensé pour pouvoir avoir tout le monde à égalité dans le collège. C'est vraiment pas aussi simple que ça. Mais donc, on peut le voir par rapport aux voyageurs que c'est vraiment pas aussi simple que ça. C'est-à-dire qu'à partir du switch CM2-6ème, beaucoup d'enfants considérés comme enfants du voyage sont déscolarisés. Et soit sont complètement déscolarisés, soit vont dans un système qui s'appelle ici le CNED, c'est l'enseignement à distance. Et l'enseignement à distance, j'ai beaucoup étudié ça dans ma thèse et l'enseignement à distance tel qu'il est fait ici, il est déjà à distance, donc aujourd'hui, ça paraîtrait plus usuel, une nouvelle pratique, mais maintenant il est à distance, puis à un gamin de 6ème de 12 ans, qui se retrouve dans l'enseignement à distance, je lui souhaite bien bonne chance parce que c'est quand même très, très compliqué. Et en plus, il s'avère que les contenus de cours ne sont pas du tout adaptés. Donc, si on n'a pas d'aide à la maison, si en plus... on peut perdre pied en très peu de temps, surtout que cette institution le CNED envoie les cours généralement entre novembre et janvier février, par exemple, il y a beaucoup d'élèves qui ne les ont pas encore les cours, on est fin janvier, début février pardons. Donc, en fait, les élèves commencent ici logiquement en septembre, c'est-à-dire qu'ils commencent leur année en janvier, février, c'est absurde. Et donc ça discrimine de fait. Ce système se fait comme ça, l'école donne un accès au CNED et puis il y a toute une pratique, en fait des familles, de plein de familles, de plusieurs familles qui, du coup, vont vers le CNED directement du coup après le CM2, on ne va pas en 6ème. On va vers cet enseignement à distance parce que c'est comme ça. Et puis parce que l'école nous dit que c'est comme ça pour nous, donc on fait ça. Et donc, forcément, il n'y a plus moyen après de rentrer dans le système scolaire classique. Il y a beaucoup de problèmes parce qu'on ne peut pas avoir accès aux stages, par exemple. Plein de choses qu'offre l'école qui permettra par la suite d'aller vers des formations professionnalisantes, etc. Voilà, ça sonne le glas de tout ça.

Monica [00:26:16] Donc, c'est un moment clé de sélection, finalement. 

Erell [00:26:21] Exactement, exactement. 

Monica [00:26:24] Et le CNED est-ce que ça dessert surtout une population de voyageurs ou est-ce qu'il y en a d'autres de populations? 

Erell [00:26:33] Alors là, on est pile au moment en plus dans une actualité trépidante par rapport au CNED parce que l'enseignement à distance et je pense que vous avez un système similaire, c'est-à-dire qu'il y a des familles qui peuvent décider de partir en voyage, donc là qui ne sont pas considérées comme voyageuses, mais plutôt comme je sais pas qui décident de faire le tour du monde en bateau, par exemple, pendant un an, ce genre de choses. Là, elles vont pouvoir avoir accès à cet enseignement à distance. Les enfants malades peuvent avoir accès, donc ont accès et les grands sportifs, par exemple. Ça peut s'adresser à plusieurs types de population et autrement à des familles également qui ne veulent pas mettre leurs enfants à l'école. Et pas forcément voyageuses parce qu'en fait, il faut bien préciser quand même qu'il existe plein de familles qui ont ce qui s'appelle l'enseignement...enfin ces inscriptions à l'enseignement libre, je sais plus le terme exact, mais qui font école à la maison tout simplement. Sauf qu'il faut pouvoir s'inscrire quelque part et justifier qu'on fait école à son enfant. Donc, du coup...mais ce qui est intéressant à étudier, c'est que ces familles qui font l'école à la maison, qui partent en bateau, etc. Je sais pas pour les enfants malades, faudrait que je vois un peu plus, mais en tout cas ils doivent payer chaque année ces contenus de cours. Par contre, pour les voyageurs c'est gratuit. C'est intéressant et là, on est pile à un moment important ici parce que le gouvernement qu'on a est en train de faire passer une loi pour qu'il n'y ait plus de possibilité d'enseignement à domicile parce que ça profiterait trop à l'islamisation etc. Donc du coup, c'est en train de passer. Donc là on a un surélèvement, pas mal de familles qui font l'enseignement à la maison et qui veulent continuer à ne pas mettre leurs enfants dans l'école classique, etc. Mais aux dernières nouvelles, je suis en train d'essayer de creuser et de voir un petit peu. Donc, aux dernières nouvelles, ça serait ça pour tout le monde sauf peut-être les voyageurs qui pourraient continuer. C'est pas si anecdotique que ça. Si c'est ça qui se réalise c'est quand même vague parce que si on parle de...enfin, bon ça montre un petit peu quand même comment tout ça est élaboré et je suis en contact souvent avec la personne qui, avec des gens qui sont en contact avec la personne qui s'occupe du CNED et il n'est pas question d'arrêter le CNED pour le moment.  

Monica [00:29:01] Pour revenir un peu à ce que tu as vécu professionnellement, mais aussi en tant que chercheure, donc, c'était le fait que ton expérience en tant que surveillante, assistante, je me rappelle plus le terme, que tu rencontres donc un dispositif qui marginalise, qui reproduit la marginalisation d'un groupe et où c'est chaotique quoi, ça n'a pas l'air de fonctionner. Quelles étaient les questions que tu t'es posées, comment est-ce que tu...qu'est-ce que tu as suivi comme piste à partir de là? 

Erell [00:29:42] En fait, je me suis rendu compte au fur et à mesure, mais après, ça a été complètement en action avec une transformation aussi assez personnelle mais je pense qu'en fait le travail de recherche va aussi avec des modulations, modifications de notre vision du monde propre. Moi, je suis un pur produit de l'école, voilà donc tout le monde doit aller à l'école. Je me posais pas plus de questions. Puis après, j'ai commencé effectivement à me dire comment ça se fait qu'on mette autant d'énergie à vouloir amener ces enfants à l'école dans des dispositifs qui ne leur donnent pas l'enseignement de toute façon qu'il faut et qui est...et qui, de toute façon, c'était très vitrine, c'est une apparence, c'est-à-dire de pouvoir les faire compter dans le nombre, mais au niveau des effets sur eux, que ce soit pour qu'il puisse y avoir une inscription pour après si vous en avez envie dans différentes formations professionnalisantes ou même pour avoir un accès au poétique de la littérature, voilà, pour que tous ceux qui sont là en fait ils n'avaient pas accès à ça, en tout cas on ne leur donnait pas les billes par rapport à ça. Et pourtant, il fallait absolument les mettre en lien avec l'école, puis développer tous ces métiers autour. Donc j'ai commencé à me poser cette question, à me dire qu'est-ce qui fait que dans l'école on les reçoit complètement différemment des autres et que dans tous les discours que j'entends autour de moi, j'entends tout le temps mais d'où viennent-ils et qui sont-ils quand dans les réalités que je voyais sur les élèves que je rencontrais, les familles que je rencontrais, je voyais une hétérogénéité des situations assez importante alors qu'on ramenait à une homogénéisation de cette population et moi, je voyais absolument pas ça. Je sais pas si j'ai été claire. 

Monica [00:31:43] Ouais. Et c'est quoi leur raisonnement pour le contenu différent offert.

Erell [00:31:48] Le raisonnement pour le contenu différent, c'est-à-dire? 

Monica [00:31:52] Tu avais dit, on les met de côté, ensemble, et ce qui est offert comme curriculum, ce n'est pas pareil par rapport à ce qui se passe ailleurs. Il y a un contenu qui est pensé en fonction de...le discours ici, ce serait on a besoin de répondre à leurs besoins, donc on ne peut pas faire pareil. On doit faire autrement. Et...enfin ce que moi j'ai observé je pense que ce n'est pas inhabituel, c'est au fur et à mesure que le contenu est différent, la possibilité d'intégrer d'autres filières, c'est loin. Mais il y a une idéologie comme quoi ces élèves, bon des élèves qu'on place chez nous dans des filières autres, disons plus...moins orientées mettons aux études universitaires, c'est que c'est important d'avoir l'idée par exemple, je ne sais pas pour les cours de français, que ce soit pour des pratiques professionnelles et pratiques de travail, et pas la littérature par exemple. Et donc, il y a une idée comme quoi ça répondrait mieux à un besoin quelconque mais ce que j'essaie de comprendre c'est...alors on dit que eux, c'est différent, ils ont besoin de quelque chose d'autre, qu'est-ce que c'est qu'on s'imagine? 

Erell [00:33:23] Du coup, il y a création de tout un monde, d'une culture supposée et de besoins supposés pour pouvoir justement continuer à les mettre en à-côté. C'est-à-dire que, en tout cas, ce qui est très prégnant, c'est qu'il n'y aurait pas la même faculté de compréhension et donc, du coup, il faut bien s'adapter. Cette problématique de faculté de compréhension serait reliée au culturel. Alors voilà. Mais...Bon, c'est ce que j'ai pas mal développé, mais que, par exemple, le fait que les voyageurs sont tout le temps ramenés au fait que tsigane, culture de l'oral, etc. donc très peu de rapport avec l'écrit. Donc, ils n'ont pas cette compréhension de l'abstraction de l'écrit et il ne faut pas aller les bousculer là-dessus. Donc, il faut leur donner ce qu'ils peuvent comprendre. Donc par exemple, alors enfin là je pousse bien sûr...mais par exemple, ces méthodes, je les vois plus passer ces derniers temps. Mais il y a une quinzaine d'années, même une dizaine d'années, des méthodes, le nom c'était...une s'appelait « Je voyagerai à l'école » et l'autre, je ne sais plus mais en tout cas toutes ces méthodes étaient faites à partir de scènes supposées vécues par ces enfants-là, c'est-à-dire qu'ils allaient manger du niglo, qui est le terme pour le hérisson et voilà. Que du coup, il y avait tout le temps une séquence sur la kampine donc qui est le lieu de vie, la caravane dont va s'occuper forcément la mère ou la fille, qu'il y a forcément du voyage, que il y a tout le temps le lien avec le papou qui est le nom pour grand-père. Donc, voilà tout un vocabulaire qui est emprunté à du vocabulaire manouche que les enseignants entendaient, je pense. Du coup, ils avaient échangé sur le sujet pour s'adapter à leur culture, alors que pour tout autre et d'ailleurs, en même temps, se sont complètement développées des méthodes concernant le français de scolarisation, signifiant bien qu'il y avait...peu importaient les français de chacun, il y avait un français de l'école qui serait enseigné à tous. Pour les voyageurs, il n'y a pas un français de l'école, il y a un français de l'école adapté à eux. C'est vrai...c'est tellement présent par rapport aux gens du voyage que c'est très, très étonnant. Donc tous ces contenus ont été construits et à ce propos, j'en avais discuté à une...j'avais eu un échange avec un des jeunes avec qui je discutais beaucoup pendant mon terrain et du coup, parce que le CNED faisait...alors a arrêté depuis quelques années, mais faisait pareil des programmations de cours spécifiques pour eux et donc là il me disait « mais je comprends rien, je comprends pas pourquoi ils font ça, je comprends pas le manouche, je comprends...enfin donc du coup, je vois pas...» puis après on continuait à discuter et puis on parle du fait que l'école s'adapte, elle va mettre -on à la fin des mots en -an parce que beaucoup de voyageurs vont utiliser ces termes-là, par exemple ils mangeont au lieu de ils mangent et donc j'en discute avec lui et puis je dis « tu sais d'où ça vient, toi? ». Puis il me dit « non, c'est quelqu'un il a dû dire ça un jour et puis tout le monde a repris derrière, quoi ». Donc, du coup voilà...ça montre bien quand même le décalage complet alors que il y a quasiment une grammaire qui était constituée autour de ça et des linguistes qui pouvaient réfléchir à ça et c'est vrai que lui qui me répond directement je sais pas, comme partout, quelqu'un commence, il dit quelque chose, puis voilà tout le monde...

Monica [00:37:27] Donc, il y a l'imaginaire d'un groupe homogène, avec sa langue, sa culture, son histoire et dans les faits ce que tu es en train de dire, ça n'a rien à voir avec la réalité. Erell [00:37:39] En tout cas, que ça ait à voir avec la réalité, ce n'est pas notre problème. C'est plus ce que j'ai envie de dire, c'est-à-dire que chacun dit ce qu'il veut ou pense ce qu'il veut de la culture à laquelle il veut se rapporter. Donc, si pour certains c'est cet imaginaire-là, très bien, mais en tout cas, le fait de l'allouer à tous, c'est ça qui est grandement problématique parce que du coup, et c'est ce que j'ai pas mal développé dans la thèse et d'ailleurs c'est ce que montre un peu le titre, c'est-à-dire que en fait, c'est ce que les jeunes disent « ben on nous aurait dit de faire comme les autres, on aurait fait comme les autres ». Voilà donc certains oui, certains non, certains auraient réussi, certains auraient pas réussi, certains auraient pris telle piste, d'autres mais peu importe. C'est qu'à partir du moment où, de toute façon, depuis l'entrée à l'école, on leur dit « vous êtes voyageurs », ils se mettent dans ce moule-là, mais ça se bagarre quand même par rapport à ça, il y a des moments où certains...enfin même dans pas mal d'échanges, nous disent c'est étrange que je n'aie pas accès à autre chose. 

Monica [00:38:49] À part de dire ben c'est étrange, pourquoi est-ce qu'on me met dans cette catégorie-là, pourquoi ça se passe comme ça? Est-ce qu'il y a eu des mouvements de contestation, des remises en question, soit de leur part, soit de la part des éducateurs responsables? 

Erell [00:39:05] Compliqué. Question compliquée parce que par rapport aux voyageurs, aux gens du voyage, parce qu'il y a plus de position par rapport à des personnes qui se disent roms, il y a un positionnement politique un peu plus clair au niveau européen, enfin un peu plus clair, en tout cas organisé. 

Monica [00:39:21] Peut-être que c'est le moment pour nous expliquer...il y a clairement un enjeu de nomination à évoquer tsiganes, manouches, roms. Pourrais-tu nous expliquer? 

Erell [00:39:33] Alors l'enjeu de nomination en tout cas, présentement, il est au niveau européen aussi beaucoup et au niveau des financements européens possibles et donc, du coup, des reconnaissances au niveau européen. Roms va être...c'est beaucoup plus organisé. Il y a pas mal de financements européens qui sont redistribués par rapport à la marginalisation de cette population et voyageurs, enfin gens du voyage qui du coup l'appellation voyageurs parce que beaucoup de gens du voyage s'appellent voyageurs eux-mêmes. Donc, c'est l'appellation qui va être reprise parce que c'est assez compliqué de dire « gens du voyage » par exemple, donc pour le côté homogénéisation d'une culture, c'est effectivement...donc là au moins un voyageur, on peut dire une voyageuse, alors qu'on ne peut dire vraiment « une gens du voyage » non plus. Donc et au niveau des nominations, c'est sûr que c'est tout le temps connoté, soit c'est utilisé, soit c'est connoté souvent assez négativement au niveau de ces appellations tsiganes, gens du voyage, manouches, etc. Il y a beaucoup d'enjeux par rapport à ça et par rapport à gens du voyage, au niveau et de la représentation et du financement et de tout ça, eh bien ce n'est pas la même chose. Il y a moins de représentants, moins de financements. Je ne vais pas rentrer dans les détails parce que logiquement il ne devrait plus y avoir cette appellation-là depuis une loi de 2017. Mais on est en train de voir que la loi ne fait pas loi justement par rapport aux us et coutumes qu'on continue à avoir dans les politiques publiques. Mais pour revenir à la question de la représentation, c'est compliqué de savoir comment bouger ça, c'est compliqué parce qu'effectivement, au niveau des groupes, il n'y a pas forcément de prise de position puis il y en a pas beaucoup vraiment par rapport à l'école. Ça, je pense que ça peut être l'occasion d'une nouvelle recherche. Honnêtement, parce que du coup, je discute beaucoup avec un ami qui a essayé de faire beaucoup de choses, qui est voyageur, qui a essayé de faire beaucoup de choses et qui n'en peut plus un petit peu parce qu'il voit bien qu'il n'arrive pas à faire bouger les choses. Et un autre ami qui est voyageur également, qui fait une thèse sur les questions plus d'insertion par rapport aux gens du voyage et qui pareil peut se poser un peu ces questions-là. On discute beaucoup, mais pour l'instant je ne peux pas offrir de réponse. Mais après, la supposition...enfin une des suppositions, c'est que effectivement, c'est tellement marginalisé, tellement...l'accès à tout ce qui est organisation d'État, etc. est tellement, dès le départ, n'est pas donné que je pense que du coup, ces outils-là, il y a aucune appropriation de ces outils-là. 

Monica [00:42:57] D'accord. Puis, peut-être un dernier thème, tu as consacré pas mal de temps à essayer de comprendre le point de vue de l'institution dans ce sens. Comment ça se fait que les mêmes discours circulent, se reproduisent chez les responsables? Est-ce que peux m'en parler un peu?

Erell [00:43:22] Ils se reproduisent parce que je pense qu'ils arrangent bien tout le monde aussi. Et puis ils se reproduisent par rapport aux circulaires, c'est un peu ce que je disais tout à l'heure, c'est-à-dire que l'écrit va faire foi et on est dans une administration française où justement, c'est important de pouvoir se référer à des circulaires. Alors l'Éducation nationale, qui est le ministère de l'Éducation, est quelque chose, c'est des arcanes complètement hiérarchisés où d'un bout à l'autre de la chaîne de toute façon, il y a la main sur rien et les personnes qui prennent les décisions ne sont pas les personnes qui sont sur le terrain du tout. Et ça ne se discute pas. Ça ne peut pas se discuter parce qu'il y a trop de niveaux. Et après, à côté de ça, moi, mon terrain s'est fait sur une région où les discours extrêmement marginalisants et stigmatisants étaient très, très présents au sein des équipes éducatives et de l'équipe Éducation nationale de l'Académie dans laquelle j'ai fait mon terrain et donc à partir du moment où un formateur de l'Éducation nationale forme...et sa supérieure d'ailleurs, et tous les enseignants et bénévoles associatifs, etc. en disant que les gens du voyage sont et après on a le déroulé donc ils sont, ils s'organisent en clans, ils ont une culture, ils n'aiment pas l'écrit, enfin je vais très vite et puis voilà, on imagine bien que ça n'a pas été dit exactement comme ça. C'est des mots qui sont utilisés, en tout cas, qui culturalisent complètement une population et en disant qu'ils sont comme ça et que, du coup, il faut opérer d'une manière particulière avec eux en reprenant des exemples qui sont extrêmement culturalisants. Du coup, le discours il circule et les enseignants reçoivent cette formation-là. Et à partir du moment où ils reçoivent cette formation-là, ils ne vont pas regarder leurs élèves de la même manière. C'est-à-dire que...en tout cas c'est la supposition que je fais...j'ai rencontré des enseignants qui n'avaient pas encore eu cette formation et qui considéraient les élèves considérés comme voyageurs comme des adolescents, parfois, c'était plus compliqué parce qu'il y avait des problèmes lecture, écriture, etc. Et post-formation se disant bah oui, effectivement, ils ne sont pas comme les autres, ils ne réfléchissent pas pareil, etc.  

Monica [00:46:08] Et donc tu as une description et une analyse. On fait quoi maintenant? 

Erell [00:46:22] C'est effectivement la question vers laquelle je voulais des réponses...enfin trouver des réponses à la fin de cette thèse. On fait quoi maintenant? La première réponse qui m'est venue à la fin de cette thèse, même pendant la thèse, même si elle paraît évidente, elle m'est paru vraiment claire et limpide au fur et à mesure de la thèse, on fait pas sans eux, on fait pas sans les jeunes, on peut pas. Et on ne devrait pas avoir le droit de faire sans eux si je vais un peu plus loin. Et ça, c'est pour toute situation. Mais là, si on ne met pas les discours des jeunes voyageurs dans la circulation des discours sur les voyageurs, de manière générale, on va refaire du même en permanence. Ensuite, et ça c'est une discussion que j'ai eue justement avec un ami qui est voyageur, il y a 2-3 jours, où on parlait...parce que j'ai beaucoup de gens qui m'appellent suite à la thèse et d'institutions...et donc du coup on peut se dire bon yahoo, super parce qu'à priori je dis pas des choses qui leur plaisent non plus complètement, donc ça veut dire qu'on commence peut-être à changer un peu les discours et les manières de faire par rapport à ça. Mais il va falloir...et lui, il est rentré un peu dedans et il a raison de dire ok, vous appréciez ça, mais maintenant vous en faites quoi dans vos pratiques. Théoriquement sympathiques, mais dans vos pratiques, qu'est-ce que vous faites? Qu'est-ce qui va faire que vous allez changer quelque chose? Et qu'est-ce qui va faire que vous allez changer quelque chose, ça veut dire c'est par rapport aux jeunes, mais pas du tout que par rapport à ça. C'est par rapport aux financeurs. Si on a pas un discours culturalisant, si on n'a pas un discours sur les gens du voyage, on ne peut plus avoir les financements gens du voyage, donc comment on fait pour payer les jobs? Et voilà donc du coup, il faut prendre ces risques-là et je pense que dans différents contextes dans lesquels je vais pouvoir me retrouver dans différentes formations, je pense qu'il va être important, effectivement, de poser ces questions-là. Qu'est-ce que vous faites, quoi? Et voilà. Après je pense qu'il y a plein de choses à faire au niveau des manières de parler et je mets les pieds dans le plat souvent et les gens me regardent un peu bizarrement. Mais c'est aussi les manières de parler, c'est-à-dire qu'on arrête de dire « les voyageurs sont...» en permanence. Je travaille avec des voyageurs ou avec des familles. Arrêtez d'homogénéiser en permanence, de donner des prénoms, pas toujours de dénommer en fonction de voyageurs. Du coup, de faire des efforts importants par rapport à ça. Il y a plein d'exemples en fait quand on parle, on voit bien que tel ou tel terme, tiens si on l'utilisait autrement. Et puis voilà, pour la prochaine circulaire, demander aux voyageurs de dire ok, est-ce qu'on continue à vous appeler enfants dans les circulaires? Après, très honnêtement, on est face à un monument éducation nationale qui ne veut pas laisser rentrer grand-chose et qui a quand même...et qui est très habitué à ces dispositifs. 

Monica [00:49:34] C'est ça, c'est que d'une part, il y a la manière dont l'institution crée parce que je pense que pour moi, ça, c'est quelque chose qui me frappe énormément. Tu démontres dans ta thèse tellement clairement comment la construction de l'État crée un problème qui serait pas un problème si on fonctionnait autrement. Et donc, une fois que tu as ces structures, tu peux jouer avec, mais c'est...ou peut-être changer les corps qui sont dedans, mais c'est des engrenages qui sont déjà en place. Donc oui, c'est peut-être pour ça que je t'ai posé la question. Et c'est pour ça aussi que je trouve que c'est un exemple qui nous aide beaucoup à réfléchir, pas uniquement à la question spécifique des gens du voyage en France, mais ça nous permet de mieux comprendre comment l'école produit ou comment l'État produit de l'exclusion, crée la différence, ce n'est pas la différence qui existe qui pose un problème, c'est nous qui créons la différence et qui excluons. Je pense que...est-ce qu'il y a d'autres choses que tu aimerais dire? 

Erell [00:50:53] Effectivement, c'est un vaste sujet qui va sur tellement de choses. Mais non, merci beaucoup pour la discussion. C'est très intéressant de.. 

Monica [00:51:04] C'est moi qui te remercie. Je trouve que c'est vraiment un champ important et éclairant. Donc, je te remercie énormément d'avoir passé un peu de temps avec moi. 

Erell [00:51:16] Avec grand plaisir!

Joey [00:51:20] Vous avez aimé cet épisode? Faites-nous part de vos commentaires sur les réseaux sociaux ou par courriel à crefo.oise@utoronto.ca.