Quoi de neuf ?
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De la Francophonie à la communication interculturelle : entretien avec Marie-Christine Kok Escalle
Dans cet épisode, Emmanuelle Le Pichon, directrice du CREFO, rencontre Marie-Christine Kok Escalle, professeure à l'Université Utrecht
Joey [00:00:00] Dans cet épisode, Emmanuelle Le Pichon, directrice du CREFO, rencontre Marie-Christine Kok-Escalle, professeure à l'Université d'Utrecht.
Marie-Christine [00:00:09] Le sens naît de la différence. Et ça, c'est valable pour le chercheur mais c'est valable pour tout individu.
Joey [00:00:15] Bienvenue à Quoi de neuf.
Emmanuelle [00:00:32] Quelle joie de recevoir ma collègue, la professeure Marie-Christine Kok-Escalle aujourd'hui. Bonjour Marie-Christine!
Marie-Christine [00:00:41] Bonjour Emmanuelle! C'est aussi un grand plaisir pour moi.
Emmanuelle [00:00:47] Alors Marie-Christine, tu es historienne et spécialiste de l'histoire de la langue française en général, mais aussi de l'enseignement de la langue française aux Pays-Bas et dans le monde. Tu as été professeure de culture française et de communication interculturelle à l'Université d'Utrecht et c'est là que nous nous sommes rencontrées en 2006, à mon arrivée à Utrecht, à l'Université d'Utrecht. J'étais à l'époque débutante et je dois dire que tu m'as beaucoup aidée dans ce métier. Tu as dirigé à l'époque le master d'interculturel que tu avais créé toi-même et qui a pris une ampleur assez phénoménale et dans lequel tu m'as assez vite embarquée. Tu as dirigé de nombreux travaux de master et de thèse. Tu as aussi coédité de nombreux ouvrages, notamment Paris. De l'histoire à la mémoire en 1996. En 99, Changement politique et statut des langues et en 2007 Langue(s) et religion(s) avec un numéro de la revue de la SIHFLES pour l'histoire du français, langue étrangère et seconde. Il y a aussi d'autres ouvrages que tu as écrits toi-même et je pense que tu es particulièrement heureuse d'avoir pu participer au Précis du plurilinguisme et du plurilinguisme...du pluriculturalisme que tu décris comme une grande aventure. Et quand tu en parles, c'est toujours avec beaucoup d'enthousiasme que tu... sur lequel tu as collaboré avec quelqu'un que nous avons reçu ici, qui est Claire Kramsch dans des podcasts précédents et qui a notamment été traduit en anglais, en mandarin et je crois en arabe. Il a été vraiment l'évènement de la première décennie de notre siècle et j'ai moi-même beaucoup travaillé avec. Et d'ailleurs, tu m'as envoyé, tu m'as fait parvenir la version en mandarin de ce précis. Après ton départ à la retraite, tu as continué à travailler comme chercheur principal à l'Institut de recherche culturelle de l'Université d'Utrecht et tes intérêts scientifiques portent vraiment sur le rôle culturel que la langue française a joué aux Pays-Bas, en particulier au 18ème et 19ème siècle, mais aussi sur ce développement de la compétence interculturelle par l'apprentissage et l'enseignement des langues dites étrangères, dans le passé comme aujourd'hui. Marie-Christine, tu as travaillé avec le Canada, il me semble. Est-ce que tu peux nous rappeler ces souvenirs?
Marie-Christine [00:03:25] Alors le Canada a pour moi quelque chose d'assez original. Il a servi dans ma vie, dans ma vie personnelle, de catalysateur ou de médiateur, dans la mesure où mes parents ont commencé à accepter le fait que j'habite à l'étranger une fois qu'ils ont découvert les Canadiens et le Canada. Et c'est assez extraordinaire. Et donc, pour moi, c'était...c'est vraiment très intéressant de voir qu'on passe par l'autre pour se découvrir soi-même et...voilà. Alors, ce Canada, c'est d'une part la relation à mes parents qui s'est établie. D'autre part, la découverte de la francophonie. Et cette découverte de la francophonie, elle est à l'origine de pas mal de changements dans ma carrière professionnelle. En 1992, j'étais à un congrès international des linguistes à Québec et là, il y avait Claude Hagège qui a fait la séance d'introduction et il a dit qu'il était polyglotte, il parlait énormément de langues et qu'il avait l'habitude de parler dans la langue du pays. Il a commencé à parler en anglais. Je me suis levée et j'ai fait Boo! Ensuite, ce congrès était extrêmement intéressant. C'était sur la sauvegarde des langues, des langues menacées. Mais mon expérience de découverte de la francophonie, c'était autour de la table lors du dîner de gala au Château Frontenac. J'étais à une table ronde avec 8 ou 10 personnes. Tout le monde parlait français, évidemment et j'étais la seule Française. Et ça, ça m'a interrogée. Comment se fait-il que tous ces gens parlent français alors que personne ne vient de France, sauf moi? Voilà, donc ça m'a permis de déplacer un peu mon regard par rapport à la France, par rapport à mon histoire, par rapport à la langue française. Voilà.
Emmanuelle [00:05:45] C'est magnifique. Est-ce que c'est comme ça que tu es finalement passée de l'histoire de la langue française à la communication interculturelle en passant par la francophonie?
Marie-Christine [00:05:53] En passant par la francophonie, certes, oui, absolument. Bon, je pense que c'est aussi le rapport à la culture et à l'identité qui a fait...qui m'a fait m'interroger sur la communication interculturelle en fait. C'est quelque chose d'assez ancien. Ça remonte dans les années 80. Cet intérêt...cet intérêt pour la communication interculturelle, mais surtout l'interrogation qu'il y a sur la personne, sur son ancrage dans la relation, c'est surtout ça.
Emmanuelle [00:06:48] Je lisais un de tes articles et je te cite tu disais « S'interroger sur la langue, alors je coupe un peu, tu m'excuseras...c'est regarder les langues comme des instructions aux fonctions utilitaires et symboliques diverses en terme de communication, de conscience identitaire et d'acquisition de pouvoir. C'est d'abord se demander quelles sont et ont été leur place dans le monde et dans les communautés nationales ». Ça m'a fascinée et ce qui m'a le plus fascinée, c'est que tu parles déjà de regards croisés sur les langues mutuelles. C'est vraiment ce que tu me décris là. J'aime aussi parce que, sortant de mon domaine qui est le domaine des linguistes, tu parles de la langue de l'autre et comment elle peut devenir langue adoptive et choisie comme langue de cœur. Peut-être que tu veux élaborer un petit peu là-dessus. Ce ne sont pas des...des expressions que l'on emploie dans mon domaine. Mais finalement, est-ce que....
Marie-Christine [00:07:55] C'est Amin Maalouf qui m'a mis sur cette voie là. Amin Maalouf qui est un Libanais de langue française et qui a dû faire un...pour la communauté européenne et qui a fait un rapport sur la francophonie. Et j'ai...bon d'abord, je suis passionnée par le Liban, mais cet Amin Maalouf a une poésie extraordinaire et une des choses que j'ai retenue de lui, c'est que je n'ai qu'une identité. C'était sur l'identité plurielle. C'est dire qu'il n'avait pas plusieurs identités. La plupart des gens te parlent des identités qu'on a quand on est ceci ou cela, etc. Or, moi, je crois profondément qu'on a une identité qui est plurielle, c'est à dire qu'elle se développe dans tel ou tel sens, en fonction du contexte, en fonction de la demande, en fonction de la réaction, de l'interaction. Mais c'est une identité. Je pense vraiment qu'on a une unicité.
Emmanuelle [00:08:55] C'est intéressant parce qu'effectivement après, tu as tu développé tout un article autour de ça où tu parles de cette identité plurielle francophone. Alors, c'est très intéressant pour un territoire comme par exemple l'Ontario dans lequel je me trouve aujourd'hui, où cette idée d'identité francophone est très catégorisée on va dire selon des approches politiques, c'est-à-dire que vous faites partie de la francophonie si vous avez des parents qui ont été élevés dans le système francophone, etc. Toi, tu proposes une approche par le choix, par le cœur.
Marie-Christine [00:09:44] Absolument. Et ça, c'est l'expérience. Ce sont des gens. Je me souviens d'un Chinois que j'avais rencontré, qui n'était jamais allé en France et qui parlait un Français absolument extraordinaire.
Emmanuelle [00:09:58] C'est Marisa qui nous a dit, Marisa Cavalli, qui nous a dit il y a quelques semaines que sa langue de coeur était une langue qu'elle ne parlait pas, le francoprovençal qui était la langue de ses parents. Donc, ça se rejoint cette langue qu'on nous refuse finalement.
Marie-Christine [00:10:17] Oui. Et la présence des langues, quand j'y ai réfléchi...c'est assez étrange parce que j'ai un père qui est extrêmement franco-français et j'ai une mère qui vient du Béarn, qui est donc une province frontalière en fait. Et donc, je me suis interrogée sur mais quelle est ma carte des langues, en fait? La langue de mes arrière-grands-parents, c'était le béarnais et je l'ai entendu enfant, on parlait béarnais chez ma grand-mère. Ensuite, j'ai eu l'espagnol parce que pendant mon enfance, on est allé en Espagne pendant trois ou quatre mois chaque année. Puis ensuite au lycée, j'ai eu le latin et le grec. Puis l'anglais et c'est à ce moment-là que la langue a pris aussi...non, ce n'est pas vraiment... l'Espagne....l'espagnol, c'était en Espagne, donc l'anglais en Angleterre. Ça, ça a été aussi une découverte. J'ai adoré parler anglais en Angleterre. Ensuite, j'ai voulu faire de l'allemand parce que mon frère faisait de l'allemand. J'étais très jalouse. Donc, j'ai essayé de faire de l'allemand, d'aller à un cours d'une lectrice d'allemand. Et puis ensuite, j'ai fait de l'allemand en Allemagne pour pouvoir lire des articles d'histoire ancienne en langue originale, des articles sur l'histoire ancienne. Donc l'allemand et puis ensuite le néerlandais, qui est ma langue d'amour, disons. Et puis ensuite l'italien. Donc maintenant, je fais de l'italien. Depuis que je suis à la retraite, presque. Et ça, par admiration pour ma fille. Et donc, j'ai en fait une panoplie de langues européennes, anciennes ou modernes, mais qui font que finalement, j'ai eu des éléments qui ont fait que j'ai pu m'ouvrir à l'autre, même si on était dans un carcan très, très, très français.
Emmanuelle [00:12:16] Tu es arrivée aux Pays-Bas quand tu étais très jeune, n'est-ce pas?
Marie-Christine [00:12:21] Ben non, juste avant mes 30 ans.
Emmanuelle [00:12:25] Et c'est là que tu as commencé en tant qu'enseignante de français
Marie-Christine [00:12:29] J'ai jamais enseigné le français. Je n'ai jamais enseigné la langue. Je suis professeure d'histoire. J'étais en France, professeure d'histoire. Je suis née à Paris, j'ai toujours habité à Paris et j'ai pensé jusqu'à 1 an avant de partir aux Pays-Bas que l'on ne pouvait pas vivre en dehors de Paris. C'était impossible. Et voilà, je suis partie. C'était acceptable de vivre à l'étranger, mais pas dans la province française. Je suis partie sur un poste d'histoire, c'est-à-dire un poste de frankrijkkunde. Et ça, c'est une anecdote intéressante. Et pour la communication interculturelle, c'est révélateur.
Emmanuelle [00:13:11] Alors frankrijkkunde il faudrait...il faudrait traduire pour nos auditeurs: les sciences de la France.
Marie-Christine [00:13:16] De la France, voilà. C'est une expertise sur la France. Et je me trouvais tout à fait tout à fait la candidate indiquée. Il se trouve que lorsque nous avions décidé de venir aux Pays-Bas, je sollicitais donc sur des postes qui s'ouvraient. Et j'avais une amie d'Amsterdam qui m'envoyait les annonces du journal. Et j'ai donc vu cette annonce dans un journal néerlandais. Et c'était un poste de Frankrijkkunde. Ça me convenait tout à fait. Il se trouve que, en même temps, il y avait une annonce dans le monde en français parce qu'en fait, ils voulaient un candidat français. Mais heureusement que je n'ai pas vu cette annonce dans le monde parce que en France, c'était un poste de civilisation française. Et un poste de civilisation française c'était absolument not done pour moi. C'était impossible. La civilisation française, c'est l'impérialisme, c'est l'universalité, c'est des choses qui sont tout à fait condamnables dans les années 70, alors qu'au contraire, la connaissance...un poste de kulturkunde, c'est-à-dire des sciences de la culture, ça m'allait tout à fait. Et c'est l'une des choses que j'ai fait au début du...quand je suis arrivée à Utrecht, j'ai banni le terme civilisation du département. Et on a parlé que de culture.
Emmanuelle [00:14:36] C'est intéressant.
Marie-Christine [00:14:37] C'était effectivement la mode. À l'époque, on était en plein dans le septennat de Giscard d'Estaing avec un début de politique culturelle après le général de Gaulle et Malraux, mais la politique culturelle est devenue quelque chose de très actuel. Et quand Mitterrand est arrivé au pouvoir en 81, c'est la culture qui a remplacé le politique puisque l'opposition entre droite et gauche n'a plus raison d'être. Et c'est le culturel qui a pris la place. Et du coup, ce que je voudrais dire, c'est que toute ma recherche et tout mon enseignement sont ancrés dans....du conjoncturel, c'est à dire dans l'événement. Il se trouve que...et le développement vers la communication interculturelle, c'est tout à fait la même chose. Qu'est-ce qui s'est passé dans les années...fin des années 70, 77, 78, il y a un mouvement féministe en France. Il y a deux revues qui naissent Femmes en mouvement et F Magazine. Et c'est une certaine révolution. Les femmes prennent le pouvoir dans l'expression pas simplement intellectuelle, mais aussi politique, culturelle et pas la femme de Elle ou de Marie Claire, etc. Donc c'est un autre type de discours. Qu'est-ce que j'ai fait? À l'époque à Utrecht, on avait des relations entre étudiants et professeurs qui étaient extrêmement souples et on proposait chaque année les thèmes que l'on voulait bien traiter en séminaire et les étudiants choisissaient les thèmes. J'ai proposé de faire l'analyse de ces revues féminines ou féministes et donc voilà, j'ai fait une analyse sémiotique de ces revues, ce qui permettait aux étudiantes de découvrir un monde qu'elles ne connaissaient pas, de prendre conscience de l'ancrage culturel de leur éducation et de prendre...de se positionner par rapport à des revendications des droits de la femme, de sa place dans la société. Il faut dire que la société néerlandaise et la société française, à l'époque, étaient extrêmement différentes. Il y avait, alors que j'imaginais une société néerlandaise très développée, très moderne, c'était bien bien, bien en retard par rapport à la société française. En tout cas, parisienne,
Emmanuelle [00:17:22] Ça a été l'un de mes chocs aussi en arrivant aux Pays-Bas, je dois dire. Parce que c'est pas du tout l'image qu'on a des Pays-Bas à l'étranger. Donc déconstruire les images, déconstruire les stéréotypes à partir de l'étude de la culture chez l'autre. Est-ce que c'est comme ça qu'on pourrait définir ton entrée dans l'interculturel?
Marie-Christine [00:17:40] Oui, oui, c'est effectivement une question. Comment suis-je arrivée à la communication interculturelle, un sujet qui a occupé les dix dernières années de mon travail à l'Université d'Utrecht. J'ai en fait raconté l'histoire de la naissance de ce master de communication interculturelle à l'Université d'Utrecht dans la préface que j'ai eu l'honneur d'écrire pour un ouvrage collectif dont Emmanuelle Le Pichon est le maître d'oeuvre et qui est paru tout récemment. Ce master est en fait un produit de l'interaction entre la recherche et l'enseignement et la réflexion sur la pratique d'enseignement. Oui, je dirais que la SIHFLES, la Société internationale pour l'histoire de français langue étrangère ou seconde a, dès les années 90, orienté mon champ de recherches sur l'histoire de la langue comme pratique sociale et culturelle et donc sur l'éducation en langue seconde ou étrangère que je rencontrais dans les Pays-Bas, mon pays d'adoption. Donc l'éducation francophone, l'histoire de l'éducation francophone aux Pays-Bas. Je dirais ensuite que l'intérêt pour la communication interculturelle est née de la réflexion sur ma pratique d'enseignante dans le cadre d'un projet qui a duré quatre ans, de 2000 à 2003, qui était intitulé Médiation culturelle et didactique des langues, financé et hébergé par le Conseil de l'Europe au Centre européen des langues vivantes, qui se trouve au cœur de l'Europe, à Graz, en Autriche. Ce projet, auquel d'ailleurs le Canada, qui est observateur au CELV, a participé en la personne de Denise Lussier, de McGill, rassemblait vingt personnes. Vingt personnes de langue, de culture et de pays différents. C'est quelque chose d'absolument extraordinaire. Des enseignants, des chercheurs, des formateurs, des responsables de programmes d'enseignement. Et tous ensemble, pendant ces quatre ans, nous travaillerons à produire des recommandations pour les décideurs en matière d'éducation. Pendant ces années de travail, j'ai découvert la richesse du partage en situation plurilingue, l'importance de construire, l'importance d'acquérir et de faire acquérir des compétences de communication interculturelle, de faire prendre conscience des représentations. J'ai vécu cette recherche comme un processus, une recherche en train de se faire, une dynamique réflexive, une co-construction conceptuelle et méthodologique dans une perspective interdisciplinaire. En fait, ce fut un travail sur moi-même autant que sur une matière. Il s'agissait de me découvrir médiatrice interculturelle comme enseignante de culture dans un département de français langue étrangère. Ce fut un travail sur la pratique et sur la matière d'enseignement. Et cela a tout naturellement donné naissance à un nouvel enseignement, le Master de communication interculturelle, qui renvoie l'étudiant à sa quête identitaire et qui l'interroge sur son moi. Je me souviens d'un dossier que j'ai reçu, reçu d'un groupe d'étudiants qui travaillait dans ce master de communication interculturelle et qui avait intitulé...qui avait pour intitulé L'autre, c'est moi et je crois que j'ai eu alors le sentiment de ne pas avoir raté mon cours.
Emmanuelle [00:21:37] Finalement, la langue, ce n'est qu'un paramètre de la culture. Et si je comprends bien, c'est d'abord par l'histoire que tu es entrée, bien entendu, histoire, culture, c'est un peu la même chose. Et puis, par la culture que tu es entrée dans la langue mais en même temps par tes déplacements géographiques. On voit dans tout ton travail, on voit quand même que tu insistes à ces langues qui renvoient à des espaces géographiques, à cette dimension politique dont on parlait au début, mais en même temps en prise dans cet imaginaire et qui était par exemple ce dont tu viens de parler, tu dis j'imaginais pas du tout les Pays-Bas comme ça. J'imaginais...mes étudiants n'imaginaient pas du tout la France comme ça. Est-ce que ça a continué à orienter le reste de tes travaux? Déconstruire ces imaginaires?
Marie-Christine [00:22:33] Oui, absolument. Et surtout, prendre conscience, prendre conscience de l'implicite, prendre conscience de l'héritage. Et là, je renverrai à Bourdieu, si tu me demandes quelqu'un qui a influencé ma façon de penser, c'est Bourdieu que j'ai découvert en classe de philosophie. Notre professeur de philosophie, en 1967, nous faisait lire Les héritiers. Et ça, c'est quelque chose que j'ai voulu transmettre à mes étudiants. J'ai pendant une année, j'ai fait des séminaires sur Bourdieu et j'ai même eu la chance de le rencontrer à la Maison Decartes parce que c'est le premier professeur du Collège de France qui a fait ses cours en dehors de Paris. Et c'était à Amsterdam, à la Maison Decartes. Alors moi, j'avais préparé mes étudiants avec la lecture de ses ouvrages et nous sommes allés en séminaire ensemble à la Maison Decartes. C'était extraordinaire. Bon, alors, ça s'est...
Emmanuelle [00:23:32] Ça, ça devait être dans les années 90 alors.
Marie-Christine [00:23:33] 80, dans les années 80. C'était les années 80...85, 86. Ce qui est intéressant, c'est...ce qu'il m'a appris donc c'est d'abord l'héritage que l'on a, tout l'implicite culturel que l'on a par l'éducation parentale et par l'éducation scolaire. Deuxième élément très important, c'est l'ancrage du chercheur, c'est à dire où est celui qui parle, d'où parlons nous. Donc, on est ancré dans...on a un habitus, on a un contexte, etc. Et ça, c'est très important d'en prendre conscience. Et ça, c'est une démarche que j'ai essayé d'apprendre à mes étudiants, c'est-à-dire de se rendre compte de l'endroit où ils sont pour interroger les sources dont ils disposent. Alors ça, c'est très important. Et dans la relation interculturelle, dans la communication interculturelle, c'est exactement la même chose. C'est-à-dire que au lieu de projeter mon schéma de pensée, au lieu de faire valoir mes représentations et de les coller à l'autre, et bien c'est laisser venir l'autre dans sa dimension pas simplement individuelle, mais dans sa dimension culturelle qui représente tout un héritage personnel et collectif. Et ça, c'est apprendre à le reconnaître, apprendre à reconnaître cette place et cet héritage.
Emmanuelle [00:25:15] Il me semble que tu as travaillé dans les grandes années de ce qu'on appelait à l'époque la francophonie. Et il me semble que maintenant, on est passé à une autre étape qui est de la francophonie ou des francophonie d'ailleurs à la mondialisation. Comment est-ce que tu vois les choses, toi, de ta perspective avec tout le savoir accumulé pendant toutes ces années? Tout ce travail? Quelle est la place de la francophonie dans la mondialisation?
Marie-Christine [00:25:45] D'une part, déjà, je parle depuis le Québec, je parle des langues françaises. Je ne dis plus la langue française. Je parle des langues françaises. Ça, ça me paraît essentiel de reconnaître la pluralité? L'aspect pluriel. Alors, ce qui est...alors un produit de l'histoire, c'est que la francophonie et la façon dont le pouvoir politique utilise la francophonie, c'est parce que la langue est le véhicule ou le vecteur de la représentation du monde. Et on a utilisé...le pouvoir français utilise la francophonie pour diffuser, pour faire valoir une certaine représentation du monde. Ça, c'est très clair et bon alors c'est peut être très louable, mais c'est dans, c'est dans la tradition historique.
Emmanuelle [00:26:50] Oui, tu te rappelles d'ailleurs avec l'Alliance française qui avait été créée dans une perspective au départ coloniale, je me trompe?
Marie-Christine [00:26:58] Tout à fait colonial. Tout à fait c'était pour le français, pour les enfants des colonies. Alors, ce français qu'on a en partage, il est donc divers. Il est divers, c'est sûr, mais il est porteur d'une, j'allais dire d'une idéologie, puisque c'est en fait toute la façon dont on se représente le monde et le rapport de force. Et je pense que c'est presque la seule...la seule façon de survivre pour la francophonie face à l'anglophonie.
Emmanuelle [00:27:47] Quelle francophone es-tu, Marie-Christine? Après toutes ces années passées aux Pays-Bas?
Marie-Christine [00:27:53] Oui. Je pense quand même que le français est ma langue. La preuve, c'est que je viens d'écrire un livre personnel en français.
Emmanuelle [00:28:04] Que j'ai lu.
Marie-Christine [00:28:05] Et j'ai une amie qui m'a proposé de faire la traduction de ce livre et que j'ai, j'ai accepté, évidemment, et j'ai travaillé avec elle en fait. Une fois qu'elle avait une partie faite, j'ai...nous l'avons construit ensemble la traduction néerlandaise. Et ça, c'était un travail extraordinaire parce que on est confronté à justement au contenu, au contenu sémantique des mots qui sont une traduction de la pratique culturelle.
Emmanuelle [00:28:39] Est-ce que c'est pour ça que nous avons une relation aussi émotionnelle et affective à la langue, aux langues?
Marie-Christine [00:28:45] Oui, absolument.
Emmanuelle [00:28:46] Moi, je me souviens que, par exemple, si je me fâche, en particulier contre mes enfants, mais parfois, ça m'arrive aussi en ligne, je parle néerlandais ha ha! Ha! Ha! Ha! Ha! Jamais en français, je me fâche pas en français!
Marie-Christine [00:29:03] D'accord.
Emmanuelle [00:29:04] Oui. C'est très fort cet aspect émotionnel et qui, finalement aussi, a un côté peut-être presqu'un petit peu dangereux dans le sens où il faut vraiment en prendre conscience pour ne pas se laisser entraîner à nouveau dans des perspectives coloniales au lieu d'être interculturelle, n'est- ce pas?
Marie-Christine [00:29:31] Oui. Mais ça, c'est très important de faire prendre conscience aux étudiants du rapport affectif qu'ils ont aux langues. C'est essentiel. Et c'est très difficile, on n'est absolument pas conscient, en fait. On n'en est pas conscient. Et si je pouvais dire une de mes tâches...la façon dont je vois mon rôle d'enseignant, c'est en fait ouvrir les yeux, faire prendre conscience, faire se rendre compte de tout ce qui est implicite.
Emmanuelle [00:30:08] Tout ce qui est implicite, la manière dont on voit le monde avec tous nos fonds de connaissances, on parle beaucoup aujourd'hui de fond de connaissances, terme qui a presque remplacé le terme de culture. Mais en fait quand on lit...quand on lit tes articles, on revient à ce terme de culture. J'aime beaucoup parce que tu parles, tu définis la culture comme la mémoire du langage. Est-ce que tu veux élaborer un petit peu là-dessus?
Marie-Christine [00:30:41] Alors, mémoire du langage, oui. Mais en même temps, attention, c'est une pratique. On aborde la culture que par des pratiques parce que c'est la seule chose qu'on peut, qui soit tangible, c'est la pratique, parce que l'inhérant, la substance, ça, c'est quelque chose qui est...bon, qui n'existe pas. La culture n'existe que quand elle est vécue, quand elle est mis en pratique. Donc la langue, ça en fait partie, la littérature, ça en fait partie et une des choses qui caractérisent mon parcours, c'est, je dirais, la recherche de l'interdisciplinarité et de la pluridisciplinarité. J'ai toujours œuvré pour que les disciplines se rencontrent et se renforcent, prennent quelque chose l'une chez l'autre. Et lorsque j'ai fait ma thèse, c'était aussi quelque chose d'assez extraordinaire. J'ai réussi à avoir un linguiste comme directeur de thèse, un historien comme référent et un littéraire comme troisième accompagnateur. Et j'ai réuni ces trois disciplines ensemble avec trois professeurs qui étaient très fiers de leur discipline. Et enfin, j'ai eu l'impression de créer un creuset, un lieu de rencontre qui a été extrêmement riche. Et j'ai tout le temps, que ce soit dans la recherche ou dans l'enseignement, j'ai été dans cette interdisciplinarité, ce qui n'a pas toujours été facile, car tu connais les cloisons qu'il y a entre disciplines à l'université. Et moi, j'étais dans ma culture et c'était dans tous les coins et il fallait donc faire reconnaître l'existence de la culture. J'y suis arrivée puisqu'on a créé le poste. On a supprimé le poste de littérature ancienne et on a créé un poste de culture auquel j'ai pu solliciter comme professeure associée.
Emmanuelle [00:32:56] Marie-Christine, il me semble qu'un aspect important de ta vie aussi, c'est ton travail avec la SIHFLES. Est-ce que tu peux nous expliquer à moi et à nos auditeurs en quoi ça consiste et pourquoi c'est un engagement important dans ta vie?
Marie-Christine [00:33:11] Alors la SIHFLES est intervenue juste après ma soutenance de thèse. Pendant les dix premières années à Utrecht, j'ai préparé ma thèse, j'ai été sur histoire et sémiotique. Il fallait que je fasse le lien entre les éléments de ma formation d'historienne et de sémioticienne. Et donc, j'ai fait ma thèse très bien sur l'histoire de l'enseignement de l'histoire et donc ma préoccupation éducative a toujours été là et dans la recherche et dans l'enseignement. Et puis, juste après, j'ai découvert donc la SIHFLES et un monde qui s'ouvrait, c'est-à-dire des chercheurs de partout, d'Europe mais aussi d'Amérique et de Russie, et du Japon et de Chine, et qui travaillent sur la fonction de la langue française dans ces pays qui ne sont pas de langue française. Ce ne sont pas des pays francophones institutionnellement. Et pourtant, le français a joué un rôle essentiel au 16e, 17ème, 18ème, dix neuvième, vingtième siècle. J'ai donc été interpellée pour...sur ma situation aux Pays-Bas puisque là, je découvrais que le français avait une connotation de statut social et culturel très important et en plus, que la langue française était liée à la religion. Car le français est arrivé aux Pays-Bas par les protestants qu'ils soient wallons, c'est-à-dire de la Belgique d'aujourd'hui les Pays-Bas espagnols repoussés par les Espagnols ou bien huguenots au 17e siècle suite à la politique du Roi-Soleil. Donc, ça a ouvert des perspectives extraordinaires de...ce lien entre la langue et la religion, ce lien entre le statut social qui est obtenu par la culture que donne l'apprentissage de la langue française. Donc c'est un mécanisme très intéressant, Et donc je me suis investie là-dedans et je continue puisque je suis éditrice de la revue.
Emmanuelle [00:35:40] D'ailleurs tu m'avais demandé un article, j'avais écrit je me souviens sur Alexandre Vattemare.
Marie-Christine [00:35:44] Tout à fait.
Emmanuelle [00:35:47] Si nous devions lire un ou 2 de tes articles, alors je sais que c'est très réducteur, pour comprendre mieux ton travail, lesquels tu nous recommanderais?
Marie-Christine [00:35:56] Je dirais un article ancien qui date de 1994 et qui est...qui s'intitule Féminisme et sémiotique.
Emmanuelle [00:36:06] D'accord.
Marie-Christine [00:36:06] Qui a été publié, qui a été publié en 94 dans la revue anglaise Modern and Contemporary France. Et c'est un article qui m'a été commandé, en fait, par des gens de Toronto que j'ai rencontrés en 1989 au Congrès de sémiotique international à Barcelone. Il y avait un congrès qui était à Barcelone et Perpignan. Et là, il y avait toute une communauté de Toronto parce qu'il y a beaucoup de sémiotique à Toronto et qui était dirigé par Paul Bouissac. Je sais pas si vous connaissez Paul Bouissac, ça ne vous dit rien? Bon, c'est de l'histoire ancienne peut-être. Et voilà. Et donc, comme moi, je venais de publier ma thèse, il m'avait demandé de travailler sur le féminisme et j'ai écrit cet article. Et il semble que il a été important puisque j'ai rencontré plus tard des historiens qui travaillaient sur l'engagement des intellectuels et qui ont qui ont dit que c'était un article fondateur. Ah bon? Alors pour moi c'était ce qui était intéressant, c'était que je faisais un exercice pratique d'une application théorique, c'est-à-dire que je prenais mon système sémiotique et j'essayais de définir l'engagement des intellectuels, à partir de leurs compétences, à partir de la performance qu'ils font et à partir de la reconnaissance qu'elles ont ou qu'elles n'ont pas. Donc c'était original. Voilà. Et le deuxième, je dirais que c'est l'introduction au chapitre 8 du Précis puisque c'est Histoire, pratique et modèle. Ça n'a pas été facile de me faire accepter ou de faire accepter l'importance de l'histoire dans la démarche de cet ouvrage. Mais les efforts ont porté puisqu'après tout le monde était content. Et j'ai réuni donc plusieurs collègues qui ont écrit des...parce que ce sont des petits chapitres et on est allé jusqu'en Chine. Voilà, ça, c'était c'était tout à fait intéressant. Je donnerai ces deux choses,
Emmanuelle [00:38:37] Je crois qu'il y a eu des discussions très intéressantes sur la traduction du terme interculturel en chinois, non?
Marie-Christine [00:38:45] Oui...
Emmanuelle [00:38:47] qui n'était pas un terme si facile à traduire.
Marie-Christine [00:38:50] Mais c'est en fait, c'est ça aussi dont on prend conscience. C'est que les concepts sont culturellement marqués. Et ça, on l'a découvert justement avec Claire parce que Claire elle est complètement bilingue, Claire Kramsch. Et elle nous mettait tout le temps devant des dilemmes, des problèmes à résoudre. C'était absolument passionnant. C'était absolument passionnant.
Emmanuelle [00:39:21] Quand on t'écoute Marie-Christine, on a vraiment l'impression que ton travail est encore en plein développement.
Marie-Christine [00:39:29] Oui! Et je dirais heureusement que je suis sortie de France.
Emmanuelle [00:39:32] Oui, mais c'est ça.
Marie-Christine [00:39:34] Pour découvrir le plurilinguisme et le pluriculturalisme.
Emmanuelle [00:39:39] Et c'est amusant d'être encore identifiée comme française alors que moi, j'ai quitté la France il y a plus de 20 ans. Et toi, maintenant, y'a plus de?
Marie-Christine [00:39:48] Moi, je suis européenne. Je suis vraiment européenne. Et ma ville, c'est Paris, c'est sûr. Mais bon, c'est tellement changé. Alors une autre chose que je voudrais dire, peut-être aussi, c'est heureusement que j'ai rencontré des professeurs qui m'ont donné des bases, non de savoir, mais de questionnement. C'est-à-dire que quand j'ai appris à poser des questions, je pense que c'est là que j'ai commencé à réfléchir. Alors qu'en classe de philosophie je me souviens de mon professeur de philosophie avait mis sur mon livret, n'a pas encore appris à réfléchir. Et ça, ça m'avait tellement vexée que après, je me suis mise à réfléchir. Et je me suis mise à réfléchir sur moi-même, sur mes pratiques, mais aussi sur les pratiques et la matière d'enseignement. Et c'est vraiment...je peux...je ne peux pas dire autre chose que l'imbrication fondamentale qu'il y a entre ma recherche et mon enseignement.
Emmanuelle [00:40:54] Merci beaucoup, Marie-Christine. Je pense que cet entretien était très, très riche. Merci d'avoir pris le temps. Il est tard en Europe et chez nous, c'est l'heure du déjeuner.
Marie-Christine [00:41:06] D'accord. Si je peux encore dire une chose.
Emmanuelle [00:41:07] Oh oui.
Marie-Christine [00:41:08] qui oriente ma vie dans tous les sens. C'est un un, comment on appelle ça... Greimas. Greimas je l'ai suivi pendant toutes les années 70,..
Emmanuelle [00:41:22] Un proverbe?
Marie-Christine [00:41:23] Un proverbe si tu veux. Ce qu'il dit, c'est que le sens naît de la différence. Le sens naît de la différence et ça, c'est valable pour le chercheur mais c'est valable pour tout individu. Et à partir du moment où on accepte ça, on devient un humain social et convivial.
Emmanuelle [00:41:47] Alors, ce sera le mot de la fin. Merci Marie-Christine.
Marie-Christine [00:41:50] Merci Emmanuelle.
Joey [00:41:54] Saviez-vous que vous pouvez compléter une maîtrise en éducation à temps partiel à l'Université de Toronto, entièrement en français? Pour avoir plus de détails, contactez nous par courriel à crefo.oise@utoronto.ca.